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La théorie de l’acceptabilité est-elle acceptable ?

Dans un livre fameux paru en 1887, La généalogie de la morale, Nietzsche s’interroge sur la notion de valeur dans les termes suivants : au fond, quelle est la valeur de la valeur ? Si la valeur correspond au résultat d’une évaluation, peut-on en quelque sorte évaluer l’évaluation ? Un tel redoublement du questionnement, qui est le propre de la réflexivité, mènera le philosophe à distinguer le ressentiment de l’acquiescement à la vie.

Cette démarche me paraît à bien des égards prometteuse, en premier lieu pour interroger tous les concepts des sciences humaines en général, et des sciences de l’organisation en particulier, qui tendent à revêtir une portée médiatico-politique dépassant de loin leur seule utilisation analytique. Ce qui revient à sonder la nouveauté du nouveau, ou encore la modéité de la mode.

Ainsi en va-t-il de l’acceptabilité sociale dont l’emploi ne laisse pas de croître parmi les décideurs de l’action publique. S’agit-il de promulguer une loi dont les mesures risquent, selon les sondages d’opinion, de provoquer le mécontentement, la frustration voire l’ire des citoyens ? Derechef se trouve appelée, à la rescousse, telle une héroïne ou un nouvel Eldorado, l’acceptabilité sociale dotée de tous les pouvoirs, parée de toutes les vertus. Un tel succès me mène à répéter la question généalogique nietzschéenne : la théorie de l’acceptabilité est-elle acceptable ? Ou, mieux encore : la théorie de l’acceptabilité sociale est-elle politiquement acceptable ?

Mais avant de répondre à cette question, je souhaite préciser que j’entends ici l’acceptabilité sociale dans un sens large, comme englobant d’une part « les représentations des personnes face à une technologie future ou possible » et d’autre part « le vécu des personnes lors et suite à l’introduction des TIC » (Bobillier-Chaumon et Dubois, 2009, p. 356), ce deuxième aspect se rapprochant sensiblement de ce que les sciences de gestion nomment alors « processus d’appropriation ». L’acceptabilité comprend aussi bien l’étude du système et de ses caractéristiques (et notamment la facilité d’utilisation et l’efficacité) que l’observation des comportements individuels et sociaux (Dubois et Bobillier-Chaumon, 2009).

À la question posée : « L’acceptabilité sociale est-elle politiquement acceptable ? », je réponds par la négative et justifie mon propos en avançant la thèse que l’acceptabilité sociale est ce qui reste de la légitimité après la mort du politique. Je me rapproche de la sorte des analyses de Pierre-Louis Mayaux (2015, p. 257) qui formule quant à lui « l’hypothèse générale selon laquelle l’acceptabilité serait à la postdémocratie ce que la légitimité est à la démocratie ».

Je ne pose donc pas de synonymie entre les deux termes d’ « acceptabilité » et de « légitimité », à l’encontre de ce qu’avançait Romain Laufer dans son article séminal de 1984 ; en revanche, je m’inspire fortement du raisonnement de ce dernier afin d’exposer notre thèse. Lisons plutôt : « Soit une action, de deux choses l’une, ou bien tout se passe bien […] et il n’y a alors rien à dire ou bien quelqu’un proteste […], dans ce cas il s’adresse à celui qui vient d’agir […] pour lui demander : au nom de quoi as-tu agi ? Celui-ci doit alors répondre, et il répondra par un discours : ce discours constitue son système de légitimité » (Laufer, 1984, p. 53)

Romain Laufer lie à juste titre la légitimité à un « au nom de » : à un Tiers extérieur au système qui lui sert de garant, à une fiction fondatrice (et donc arbitraire) capable de donner une réponse à toutes les questions que se posent les membres de la communauté, et dont le message est relayé par des institutions. De ce point de vue, qui rejoint celui de l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre, le politique n’est autre que la voix et la mise en scène symbolique de ce Tiers garant.

Or, à l’époque de la fin des grands récits modernes, à l’époque de l’essoufflement des institutions menacées de rompre sous le joug de la logique économique capitaliste mondiale, tant le récit fondateur que ses porte-paroles ne peuvent plus faire entendre leur voix et légitimer l’action publique. Demeure alors possible le déport du politique vers les sciences humaines et sociales : c’est l’ère de la fabrique scientifique du comportement attendu, dont l’acceptabilité sociale n’est assurément que l’un des noms.

Baptiste Rappin

Références

Bobillier-Chaumon M-E,  Dubois M. (2009), « L’adoption des technologies en situation professionnelle : quelles articulations possibles entre acceptabilité et acceptation ? », Le travail humain, vol. 72, p. 355-382.

Dubois M., Bobillier-Chaumon M-E.  (2009), « L’acceptabilité des technologies : bilans et nouvelles perspectives », Le travail humain, vol. 72, p. 305-310.

Laufer R. (1984), « L’acceptabilité sociale : une problématique », Revue Française de Gestion, juin-juillet-août,  p. 52-60.

Mayaux P-L. (2015), « La production de l’acceptabilité sociale. Privatisation des services d’eau et normes sociales d’accès en Amérique latine », Revue Française de Science Politique, vol. 65, p. 237-259.