Interview d’Ingrid Caveri
Entretien mené par Olivier Meier
L’évolution du métier de directeur éditorial
1) Quelles sont les compétences indispensables pour un spécialiste de contenu éditorial dans le paysage médiatique actuel ?
Tout l’enjeu pour un « spécialiste de contenu éditorial » repose sur sa capacité à activer des champs de compétences que je qualifierais d' »antagonistes », tant celles-ci mobilisent à la fois l’exercice de la passion que la faculté à raisonner.
Aujourd’hui, un directeur éditorial, un responsable d’édition, un développeur de contenus, un head of content ou un brand content strategist doit pouvoir se prévaloir d’une solide capacité d’analyse pour pouvoir décrypter (chiffres, études, sondages ou benchmark à l’appui) les tendances d’un marché ciblé (sectoriel et/ou produits).
Et dans le même temps, il doit oser – et c’est très réjouissant – faire confiance à son intuition professionnelle pour assumer son rôle de « pionnier », capable de repérer (avant les autres) les futures tendances qui viendront bouleverser le paysage existant.
Toutefois, il porte aussi la responsabilité de circonscrire son analyse au regard de la situation conjoncturelle du marché et en lien avec le contexte économique et le cadre juridique de son entité. Principe de réalité, oblige!
Ses choix de développement de contenus sont donc guidés par la pertinence de ses idées, mais aussi, par des questions de rentabilité.
Voilà pourquoi le « spécialiste de contenu éditorial » doit être à même de mobiliser ses connaissances et ses capacités intellectuelles d’ordre « littéraire », tout en étant un fin stratège (sens du business) et un rigoureux gestionnaire.
La définition d’un budget, impliquant des partis-pris et des choix reposant sur une bonne connaissance de la réalité des coûts qu’implique une production de contenus à court, moyen et long termes, fait partie de ses prérogatives.
Entre audace, prudence et nuance, le « spécialiste de contenu éditorial » doit pouvoir revoir et réviser son compte prévisionnel d’exploitation au fil d’une temporalité échelonnée (mensuelle, trimestrielle, annuelle).
On constate qu’avec le contexte d’incertitude et de « permacrise » (Covid-19, inflation, conflits et tensions géopolitiques, fatigue informationnelle, crise de confiance dans les médias) qui génère des baisses d’audiences et une frilosité d’achat chez les consommateurs, les stratégies d’entreprise du monde médiatique optent davantage pour la prudence.
Les savoirs-faire associés au « spécialiste de contenu éditorial » sont donc de savoir analyser, imaginer, compter et prévoir en amont du lancement d’un projet.
Mais aussi de savoir concevoir (au sens marketing). Car d’une bonne idée peut naitre un bon projet! À condition que celui-ci soit pertinemment structuré.
Print, livre, web, audio, vidéo, digital…, quel que soit le format, la dynamique reste la même. Le « spécialiste de contenu éditorial » doit disposer de compétences en marketing de contenus qui lui permettent de créer une offre éditoriale labellisée « sur mesure », ou du moins personnalisée, pour une audience pré-determinée.
Savoir prospecter à bonne escient (acquisition d’auteurs, de partenaires ou de clients), savoir mobiliser des créateurs de contenus pertinents (auteurs, experts, producteurs, créatifs…), savoir adresser du contenu éditorial à la bonne cible (CSP+, femmes, jeunesse, public de passionnés…) et de la bonne manière (style, ton, formats…), et savoir programmer une publication à une date stratégique (en lien avec une date clef ou un événement, comme les fêtes de fin d’année ou une course transatlantique sponsorisée) donnent plus de chances au « spécialiste de contenu éditorial » de créer des contenus qui rencontrent le succès.
En sus, son rôle est d’animer une équipe (et plus largement toute une communauté engagée autour de sa marque). Charge à lui d’incarner son label pour la faire rayonner dans le cadre de relations publiques et relations institutionnelles (aisance relationnelle).
Il lui revient d’être acteur et promoteur de sa marque pour donner à ses contenus plus de visibilité sur un marché saturé de productions. Être « spécialiste de contenu éditorial » implique d’être un bon communicant, notamment sur les réseaux sociaux.
Enfin, il doit aussi faire preuve de solides capacités organisationnelles, sans quoi la déroute est vite arrivée.
L’organisation de la vie d’un service de production de contenus implique de bien maîtriser les impératifs de production (délais, calendrier événementiel, ressources humaines, choix d’externalisation d’une partie de la production, répartition budgétaire) et de bien connaître les chaînes et process de production éditoriale intégrant des métiers aux savoirs-faire variés.
Il s’agit aussi de bien aligner ses interactions professionnelles avec celles des autres, en se faisant traducteur et chantre des besoins, contraintes et liens de cause à effet d’une activité (numériques avec une direction des systèmes d’information, financiers avec une direction des achats et finance, juridiques avec une direction juridique, commerciaux avec une direction commerciale, logistiques avec un service diffusion-fabrication, artistiques avec une direction créative…).
La réalisation de cahiers des charges et leur transmission par le biais de bons briefs créatifs sont les fruits d’une bonne écoute collective.
C’est même « le nerf de la guerre », quand il s’agit d’exercer au sein d’une agence créative qui traite avec des clients impliquant de très nombreuses parties prenantes (Agence W, Agence Babel, La Netscouade, L’ADN Studio, Studio Usbek et Rica…).
Et la création de contenus à proprement parlé (en direct ou en encadrement) suppose une excellente appréhension des techniques de communication, de transmission de l’information et de traitement d’un sujet.
Comment faire passer un message par les mots? Par le son? Par l’image fixe ? Par l’image animée ? Rythme d’énonciation, niveau de vulgarisation, éléments de langage, partis-pris, univers sémantique, charte graphique, fiabilité de l’information, ton de la voix, registre codifié à respecter… sont autant d’éléments différenciant que le « spécialiste de contenu éditorial » s’emploie à activer.
Quoi qu’il en soit, compte-tenu de l’évolution du paysage médiatique, le « spécialiste de contenu éditorial » est amené à intervenir sur une très grande diversité de formats de contenus.
2) Comment les réseaux sociaux ont-ils modifié la manière dont les directeurs éditoriaux et les spécialistes de contenu abordent leur travail ?
A l’ère de la digitalisation, les réseaux sociaux jouent un rôle croissant dans la diffusion de l’information, des connaissances et du divertissement, venant brouiller les frontières entre médias traditionnels, univers de marques et pôles d’influenceurs.
A tel point que ces cinq dernières années, des groupes d’édition (Hachette, Editis, Albin Michel, Madrigall) et groupes de presse (Groupe Ebra, Le Monde, Le Figaro, Prisma) ont peu à peu enclenché des actions professionnelles pour favoriser leur présence en ligne.
Le but est souvent de venir capter soit un public plus jeune (notamment sur TikTok, Instagram ou YouTube), soit un public plus local (via LinkedIn, ou Facebook), en empruntant les codes de communication propres à chaque réseau social. Et tout l’enjeu est de faire perdurer et coexister web et print.
Et ce contexte de diversification du paysage médiatique a (par voie de ricochet) fortement impacté le travail des directeurs éditoriaux et des spécialistes de contenu.
Il n’est plus suffisant d’être l’instigateur d’une « simple » politique éditoriale diffusée par le biais d’un programme ou d’une stratégie, il faut aussi souvent davantage incarner sa marque, en assurant des prises de paroles « personnalisées », au moyen de judicieux storytelling tel qu’on peut l’observer chez certains acteurs de la nouvelle économie (Cosa Vostra, Hugo Décrypte, Orso Media).
Et dans le même temps, la constitution d’un programme éditorial et la chasse aux nouveaux auteurs se fait justement sur ce même terrain des réseaux sociaux.
Les comptes à nombre d’abonnés élevés sont privilégiés et sollicités par les professionnels car ils constituent un « critère » favorable au succès d’une audience (podcasts, articles web), aux records de vues (vidéos) et aux de ventes de contenus (livres) estampillés « influence « .
3) Quels sont les défis et les opportunités associés au sourcing dans l’environnement médiatique actuel, en particulier en ce qui concerne la validité et la fiabilité des informations ?
Si l’Éducation nationale sensibilise la jeunesse dès son entrée au collège aux risques de la désinformation sur Internet, c’est que le phénomène des fake news n’est pas à prendre à la légère, a fortiori avec la mise à disposition des IA à grande échelle depuis fin 2022 qui suscite tant de polémiques.
La diffusion de contenus en flux continu par des producteurs de contenus auto-proclamés constitue notamment un facteur à risque pour la jeunesse en particulier.
Et l’accélération des process de production en général peut parfois entraîner une baisse de la qualité si les professionnels éditoriaux n’y prennent pas garde.
Personnellement, je vois dans l’essor de l’utilisation des intelligences artificielles par les particuliers et les entreprises une vraie opportunité en terme de créativité.
Même si la vigilance est requise quant à la bonne manière de prompter et quant au résultat non fiable que génère une requête. Il y a un champs des possibles qui ne fait que démarrer. Et en attendant plus d’avancées et de regulations au niveau du cadre législatif charge à chacun et à chaque entreprise de savoir quand l’utiliser et quand ne pas l’utiliser.
Les prises de paroles de Tariq Krim qui défend une vision humaniste et éclairée du numérique sont à cet égard particulièrement pertinentes je trouve!