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Atterrissage du rock planant au pays du marketing : Retour sur « l’affaire » Pink Floyd / Gini

En pleine crise internationale, suite à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, le groupe Pink Floyd, ou plus exactement David Gilmour et Nick Mason, ont attiré l’attention de nombreux fans en mettant en ligne un morceau de musique accompagné d’un somptueux solo de guitare : « Hey, Hey, Rise Up ! » (« Hey, Hey, Lève-toi ! »). Sur ce titre, les Pink Floyd utilisent la voix magnifique d’Andriy Khlyvnyuk, du groupe ukrainien Boombox, blessé sur le front à la suite d’un éclat de mortier. En quelques heures, des centaines de milliers de téléchargement sur des plateformes de streaming, et plusieurs millions au bout de quelques semaines, ont remis au centre du jeu de la planète rock un groupe mythique, qui a annoncé vouloir ainsi récolter des fonds pour des œuvres humanitaires (Nuc, 2022). Si cette intervention désintéressée a ému les nouvelles générations, il est en revanche peu probable qu’elles sachent combien les Pink Floyd ont été vilipendés près de cinquante ans auparavant pour leur compromission cupide avec le système marketing. Retour sur une « affaire » qui défraya en son temps la chronique.

 

Aux origines d’un mini-séisme

 

En 1974, Pink Floyd est sur le point d’atteindre son apogée créative, notamment depuis la sortie du film Pink Floyd Live at Pompéi (1972) et du magistral album Dark Side of the Moon (1973). Les membres du groupe, Roger Waters, David Gilmour, Rick Wright et Nick Mason, sont alors contactés en vue de participer à une campagne de communication pour une boisson gazeuse française dénommée « Gini », appartenant à la Compagnie d’Exploitation des Boissons Rafraîchissantes, filiale de Perrier. Dans un premier temps, les Pink Floyd s’opposent fermement à l’idée de se compromettre avec un symbole du capitalisme. Nous sommes encore dans l’après-68 et son esprit contestataire, et il est entendu que les artistes doivent se tenir à l’écart de toute démarche commerciale, et plus encore du parrainage direct d’entreprises. Un peu « sonnés » par leur succès international, mais conscients qu’ils ont désormais acquis le statut de « rock stars » planétaires, les membres du groupe projettent alors une brève tournée en France afin de donner l’occasion au public d’entendre quelques nouveaux titres en préparation, dont ceux qui aboutiront à l’album Wish You Were Here (1975). Une tournée aux ambitions affichées, qu’il s’agit de financer.

 

L’accord proposé par la Compagnie d’Exploitation des Boissons Rafraîchissantes prévoit que les Pink Floyd apparaissent dans une campagne publicitaire de grande ampleur, qu’ils soient pour cela rémunérés intuitu personae, et que l’entreprise investisse également dans la tournée du groupe, avec une présence significative dans les salles où se déroulent les concerts, notamment sous forme d’affichage. La campagne publicitaire comprend un certain nombre de messages dans des magazines grand public où l’on voit le groupe, dans un style pseudo-futuriste, déambulant dans un désert (marocain en l’occurrence), avec l’air assoiffé (voir l’illustration 1). Il n’est pas trop fort de parler de séisme au sein des communautés de fans, qui voient leur groupe, symbolisant autrefois la scène underground et dont les membres enchaînaient des couplets rageurs contre le monde de la finance, vendre son âme au diable pour un contrat d’une valeur dérisoire (à peine plus de 500 000 euros de 2022 !). Les Pink Floyd feront alors de leur mieux pour justifier toute l’opération et plaider l’erreur impardonnable pour tenter d’apaiser les choses, à l’image des propos de Rick Wright dans Rock & Folk de juin 1974, repris dans l’ouvrage de Gonin (2017) :

 

« Gini nous y a pratiquement obligés, en menaçant, contrat à la main. Mais il faut reprendre les choses au début pour comprendre. Steve [O’Rourke] était assis sur une plage, et un type est arrivé, qui lui a demandé une photo de pub du Floyd pour Gini. Steve a dit : “OK, ça vous coûtera 50 000 livres”. Et de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés avec un contrat publicitaire, sans en être vraiment informés puisque nous n’étions pas là. D’ailleurs, Steve est notre manager, et c’est lui qui gère les finances du groupe. Qu’il se soit trompé, c’est certain. Nous nous sommes peu à peu aperçus des conséquences : notre nom galvaudé et, qui sait, peut-être notre réputation atteinte aux yeux d’un public frustré ».

 

Illustration 1. Une publicité Gini avec les Pink Floyd

 

Une défense pro domo jouant sur la fibre sociétale

 

Le moment singulier pendant lequel éclate « l’affaire » Pink Floyd / Gini n’est pas le fruit d’un pur hasard de calendrier, bien au contraire. Le groupe a sorti Dark Side of the Moon (1973), dont le succès est absolument phénoménal (il restera dans le classement des albums du Billboard américain pendant 736 semaines d’affilée, de 1973 à 1988, et 950 semaines au total). Comme indiqué, il doit donc envisager une tournée pour satisfaire des fans avides de prestations live. Or, les Pink Floyd sont convaincus, depuis leur création en 1965, que l’univers psychédélique, planant et progressif auquel ils se réfèrent exige un spectacle total, en bref une expérience mémorable jouant sur plusieurs sens. Ceci requiert des investissements techniques de plus en plus lourds, dont l’un des symboles les plus emblématiques est l’écran circulaire, véritable marque de fabrique des spectacles des Pink Floyd à partir de ce moment-là. Le coût d’un spectacle devient ainsi prohibitif, y compris en matière de logistique, d’autant que la base des fans s’est fortement élargie, impliquant des tournées de grande envergure sur un, voire plusieurs continents.

 

Les membres du groupe prennent alors conscience d’un risque majeur, l’explosion du prix des billets, alors que leur niveau est déjà l’un des plus élevés du moment, au début des années 1970. Avec une menace à peine voilée, celle de jouer dans des salles de concert à moitié vides. La proposition de la Compagnie d’Exploitation des Boissons Rafraîchissantes de construire un partenariat Pink Floyd / Gini arrive ainsi à point nommé pour prendre à sa charge une partie du coût de la tournée européenne, tout particulièrement la partie française qui conduira le groupe à jouer à Colmar, Poitiers, Toulouse, Dijon et Paris (au Palais des Sports). En d’autres termes, et c’est cette position sociétale qui sera défendue plus ou moins explicitement par les Pink Floyd aux pires heures de « l’affaire », si Gini a bénéficié d’un effet d’aubaine évident, le groupe ne pouvait pas refuser le parrainage car cela aurait été agir contre l’intérêt des fans. La position sociétale sera d’ailleurs confortée par la large communication faite autour du reversement des rémunérations personnelles perçues de la part de la Compagnie d’Exploitation des Boissons Rafraîchissantes à des œuvres caritatives. Avec un ultime pied de nez de David Gilmour qui arborera ostensiblement pendant toute la tournée de 1974… un t-shirt à l’effigie de la bière Guinness (voir l’illustration 2)

Illustration 2. David Gilmour lors de la « tournée Gini » de 1974

 

Pink Floyd à l’avant-garde, encore une fois

 

En tant que représentants majeurs du rock progressif, de nombreux travaux ont souligné combien les Pink Floyd sont à l’origine d’innovations musicales de première importance. Comme le notent Melançon et Carpenter (2015), à la différence de la musique populaire dont Theodor Adorno indiquait qu’elle est par nature formelle, répétitive et statique, le rock progressif introduit une nouveauté permanente et radicale en rupture avec les conventions, issues notamment du « capitalisme de l’industrie musicale ». De ce point de vue, les Pink Floyd constituent une avant-garde, qui s’illustre notamment au travers de la création d’un spectacle total faisant participer le fan à ce que l’on dénomme aujourd’hui une expérience mémorable, bien avant qu’une telle thématique soit largement abordée en marketing. De manière un peu provocatrice, nous pourrions dire que « l’affaire » Pink Floyd / Gini témoigne d’un même souci du groupe de se positionner à l’avant-garde de la société du spectacle pénétrée par le marketing, même si la dimension accidentelle de la chose n’est pas contestable.

 

En effet, à l’époque, en 1974, l’implication commerciale des entreprises dans l’univers du rock est pratiquement inconnue. Alors que les Beatles capitalisaient dans les années 1960 sur chaque élément de contenu qu’ils pouvaient produire, ce qui incluait au moins un album et un film par an, le lien évident des Pink Floyd avec le monde des affaires change soudainement la donne, à peine quelques mois après que Led Zeppelin nous donne à voir une brillante leçon d’anti-marketing avec son album Led Zeppelin IV (1971). Un album, écrit Aggeri (2018), dont la pochette ne fournit aucune indication sur le groupe (les membres en sont représentés par des signes cabalistiques), ni sur les chansons contenues, un album qui ne donnera lieu volontairement à aucune promotion… et sera pourtant vendu à 40 millions d’exemplaires ! Vision radicalement différente avec « l’affaire » Pink Floyd / Gini qui va, dans un premier temps, profondément perturber le groupe, avant qu’il accepte, dans un second temps, le nouveau monde en émergence. Ainsi, Roger Waters composera le titre « Bitter Love », jamais sorti, dans lequel est évoqué un homme qui vend son âme dans le désert (!), ce qui n’empêchera pas ensuite le groupe de participer à deux autres campagnes publicitaires, l’une pour le Nurofen, l’autre pour la Volkswagen Golf.

 

Nick Mason, le batteur des Pink Floyd, impliqué en mars 2022 dans le protest song « Hey, Hey, Rise Up ! », a offert il y a 18 ans de cela sa plongée personnelle dans l’histoire du groupe (Mason, 2004). Pour tous les fans, il s’agit d’une belle histoire, et comme toute belle histoire, elle édulcore parfois certains évènements marquants. Nick Mason ne consacre ainsi que quelques lignes fugaces à « l’affaire » Pink Floyd / Gini, en évoquant anecdotiquement les mannequins arborant des panneaux géants à la gloire de Gini pendant la tournée de 1974. Or, sans le savoir vraiment, les Pink Floyd ont ouvert la voie à des pratiques marketing qui, loin de concerner uniquement l’industrie musicale, touchent toutes les branches de la société du spectacle. Ainsi, lorsque l’on s’intéresse aux groupes de rock et aux artistes reconnus d’aujourd’hui, il est difficile d’imaginer qu’un seul d’entre eux puisse refuser un contrat commercial avec une entreprise aux moyens financiers importants. Certes, il est aisé de critiquer les Pink Floyd en les accusant d’avoir très tôt « trahi la cause », mais ne sont-ils pas plus les victimes que les coupables de la marchandisation des industries culturelles en œuvre depuis des décennies ?

 

Gilles Paché

 

Références

 

Aggeri, F. (2018). Led Zeppelin ou le coup de génie de l’antimarketing. Alternatives Economiques, 8 novembre.

Gonin, P. (2017). The rise and fall of Pink Floyd. Editions Universitaires de Dijon, Dijon.

Mason, N. (2004). Inside out: a personal history of Pink Floyd by Nick Mason. Weidenfeld & Nicolson, Londres.

Melançon, J., et Carpenter, A. (2015). Is progressive rock progressive? Yes and Pink Floyd as counterpoint to Adorno. Rock Music Studies, 2(2), 125-147.

Nuc, O.(2022). Retour surprise des Pink Floyd avec une chanson engagée en soutien à l’Ukraine. Le figaro, 8 avril.