Interview

Entretien auprès de Nicolas Menguy

Entretien mené par Olivier Meier

Nicolas Menguy est directeur général de Stratinfo, un cabinet spécialisé sur les questions de stratégies d’influence. Il accompagne les organisations et leurs dirigeants dans la gestion des affaires stratégiques et sensibles.

Comment définir une stratégie d’influence ?

Au sens strict, une stratégie d’influence est une action (informationnelle la plupart du temps) exercée sur un individu ou un groupe social en vue de provoquer une adaptation spontanée de son attitude, dans la perspective de créer les conditions favorables à la réalisation d’un objectif précis. Une stratégie d’influence vise donc à obtenir un alignement des décisions, des actes, des habitudes ou des préférences sur cet objectif. Les mécaniques d’influence s’observent généralement dans les logiques de négociation, de persuasion ou de dissuasion.

Comment une stratégie d’influence agit-elle concrètement sur les processus décisionnels ?

Une stratégie d’influence requiert une certaine ingénierie. En premier lieu, il faut définir l’effet recherché : préférence, adhésion, consentement, ou renoncement par exemple. Ensuite, il convient d’analyser la perception, par l’individu ou le groupe social considéré, de l’objet ou de la situation appelant une décision, ainsi que les forces en présence et les rapports de force susceptibles de peser sur la décision. On identifie enfin les leviers d’influence (risques, attentes, opportunités, contraintes…) qui contribueront à modifier ou à recadrer cette perception, pour la rendre propice à une décision conforme aux objectifs poursuivis.

Influencer une décision consiste donc à agir sur le processus de traitement qui mène à cette décision, à travers une stratégie de diffusion et de propagation de signaux et d’informations. Ainsi, l’influence est considérée comme un mode opératoire « indirect », car elle permet d’atteindre des objectifs ou d’acquérir un ascendant dans un rapport de force en évitant la confrontation directe.

À ce propos, quelle est la place des stratégies d’influence dans l’environnement militaire ?

Les armées ont très tôt mesuré les enjeux du recours aux stratégies d’influence, plus connues dans le jargon militaire sous le nom de « psyops » (opérations psychologiques). Déjà au Ve siècle avant notre ère, le stratège militaire Sun Tzu vantait l’art de « soumettre l’ennemi sans combat ». L’influence, depuis longtemps, est un mode opératoire visant à affaiblir indirectement l’adversaire. Mais c’est surtout au XXe siècle que la doctrine militaire a connu un essor considérable, porté par le développement de la psychologie sociale et cognitive et l’apparition de nouveaux moyens de communication. Le département américain de la Défense, notamment, a conceptualisé le « perception management » comme l’ensemble des « actions visant à transmettre et/ou à refuser certaines informations à des publics étrangers afin d’influencer leurs émotions, leurs motivations et leur raisonnement objectif, ainsi qu’aux systèmes de renseignement et aux dirigeants afin d’influencer les estimations officielles. »

Encore récemment, la ministre française des Armées considérait « le champ informationnel comme un espace de conflit à part entière » et qu’il était devenu « le théâtre d’une véritable guerre ». Il y a un vif regain d’intérêt pour les stratégies d’influence dans la sphère militaire, s’expliquant par plusieurs considérations : le caractère asymétrique des nouveaux conflits, la place d’internet comme vecteur prépondérant de propagation de l’information (et donc d’influence), ou encore la nécessité de mettre en œuvre des actions de contre-influence face aux ingérences étrangères sur les théâtres d’opérations extérieures. Notons au passage que les « psyops » pratiquées par certaines grandes puissances ont aussi des visées politiques, voire économiques, comme en témoignent les interférences récurrentes dans les procédures d’attribution des grands marchés internationaux dont l’issue peut avoir des implications géopolitiques (défense, télécoms, énergie, matières premières, etc.).

Les stratégies d’influence ont-elles aussi gagné la sphère économique ?

Le lobbying et, plus encore, la publicité, sont deux exemples classiques de champs d’application des techniques d’influence dans la sphère économique au XXe siècle. Mais les stratégies d’influence ont pris un élan totalement inédit avec l’apparition d’internet, qui a radicalement bouleversé l’environnement stratégique des organisations, pour au moins deux raisons.

La première d’entre elles est l’amplification de l’exposition médiatique des entreprises, qui s’est traduite par l’émergence de dynamiques informationnelles structurantes (et souvent hostiles) en termes de réputation. La maîtrise de leur réputation en ligne constitue un enjeu critique pour les entreprises, car elle a un impact concret sur leur performance économique, leur pouvoir de négociation, ou la qualité de leurs relations publiques et institutionnelles. Les entreprises doivent donc désormais s’adresser en ligne à des écosystèmes décisionnels ou « agissants » qui répondent à des logiques catégorielles et régionales propres, chacune d’entre elles nécessitant une méthode et une dialectique adaptées. À défaut de prise en compte, les dynamiques adverses (crises, défiance, déstabilisation…) laisseront une empreinte durable dans leur environnement.

Avec internet, les entreprises sont aussi confrontées à une intensification des rapports de force informationnels dans de nombreux domaines. Dans celui des affaires publiques et réglementaires par exemple, il est fréquent que les parties prenantes tentent de modeler l’environnement informationnel en ligne pour orienter la perception d’un débat, et imposer un cadre décisionnel favorable aux objectifs qu’ils poursuivent. Les stratégies d’influence en ligne ont également pénétré les champs d’affrontement concurrentiels, juridiques et boursiers. Elles sont enfin un vecteur de résonance de l’activisme politique, actionnarial, ou judiciaire…Cette nouvelle dynamique de « guérilla informationnelle » est aujourd’hui exaltée par une recrudescence de la guerre économique entre les grandes puissances, et justifie que les entreprises se dotent de moyens et de stratégies de défense appropriées.

Quel lien peut-on établir entre influence et action publique ?

Outre le champ interétatique dans les domaines afférant aux enjeux diplomatiques et de souveraineté, les techniques d’influence peuvent être employées dans les campagnes de prévention, d’acceptabilité ou de mobilisation de l’opinion publique. Plusieurs études ont ainsi été menées par des psychologues afin d’évaluer l’efficacité des campagnes de lutte contre le tabagisme, et ont permis d’en améliorer notablement les pratiques et les résultats. Les techniques d’influence peuvent également être avantageusement mises en œuvre sur le terrain, dans toutes les situations individuelles dont la trajectoire nécessite d’être modifiée, à savoir dans la lutte contre l’échec scolaire, la radicalisation, la désinsertion sociale et professionnelle, etc. Par analogie, cela revient à créer un terreau qui favorise l’enracinement de comportements assimilables au « bien-agir ».

Au plan de la gouvernance, par ailleurs, cette discipline peut être employée pour comprendre et tenter de réguler les dynamiques de groupe, notamment en contexte de crise ou de mobilisation sociale de grande ampleur. La résolution d’une crise passe systématiquement par la compréhension de ses moteurs, et plus particulièrement par une prise en compte des éléments qui sous-tendent les attitudes et orientent leur évolution. C’est pourquoi une bonne communication de crise repose forcément sur une analyse de la perception du fait générateur et de la réponse qui y est apportée.

Qu’en est-il de la dimension éthique de l’influence ?

D’abord, l’influence est amorale : elle est un instrument, et non une fin en soi. La question de l’éthique renvoie à la notion de « bien-agir », c’est donc le bienfondé de la finalité recherchée qui doit être passé au crible de l’examen de conscience, et non la pratique de l’influence en soi. L’éthique de l’influence se résume à mes yeux à trois critères : finalité, loyauté de l’information, et légalité.

Ensuite, il est exact que l’endoctrinement, l’ingérence électorale, ou les actions de déstabilisation procèdent de mécanismes d’influence. Or, en maîtriser les ressorts est nécessaire pour les contrecarrer, notamment à travers des actions défensives de contre-influence visant à stabiliser et à normaliser un équilibre informationnel. Pour une entreprise, par exemple, il peut s’agir de mettre en place une stratégie de gestion de crise, de prévention du risque réputationnel, ou de contre-activisme boursier.

Enfin, le caractère endémique des jeux d’influence dans nos sociétés modernes est le témoin d’une civilisation qui s’émancipe progressivement de la violence et de la coercition dans la résolution des conflits, et tend à porter la confrontation sur le terrain de l’autorité cognitive. Quoi de plus louable ? De nos jours, d’ailleurs, la violence est souvent le mode d’expression d’une radicalité que l’influence n’a pas permis d’inhiber.

En tant que spécialiste de l’influence, comment analysez-vous les phénomènes de cristallisation des opinions sur le plan politique ?

On assiste aujourd’hui à un conflit de systèmes de valeurs parfois antagonistes, qui interroge sérieusement la capacité de nos sociétés à surmonter leurs crises de sens, et donc la résilience de leurs modèles de cohésion. Les sociétés occidentales, en particulier, semblent avoir perdu de cette inclination à transcender les intérêts individuels et catégoriels.

L’apparition d’internet a probablement contribué à cet état de fait. Une partie significative de la population dénonce une doxa dont elle entend s’affranchir, en s’informant quasi-exclusivement auprès des media affinitaires en ligne. Ce faisant, elle privilégie les informations qui confortent ses propres opinions. C’est le fameux biais de confirmation, par la force duquel s’enracinent les croyances. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le climat de défiance actuel à l’encontre des media traditionnels.

Ce phénomène suralimente les dynamiques de radicalisation. Si bien qu’il n’y a plus de débat d’idées, mais une sourde confrontation d’idéaux. Lorsqu’on passe du champ des idées à celui de l’idéologie, les passions l’emportent sur la raison. Chaque groupe social adopte une grille de lecture du monde qu’il identifie et promeut comme la norme. Il n’y a plus de vision partagée, mais plusieurs lectures du réel.

Ajoutez à cela les effets de bulle et d’entraînement sur les réseaux sociaux, voire l’entrisme informationnel de certaines puissances étrangères dans le débat politique national, et tous les ingrédients d’une balkanisation de l’opinion publique sont réunis. Plus que jamais, il faut cultiver l’esprit critique et l’éloge de la raison. Et cela, dès le plus jeune âge ; l’école a donc un rôle important à jouer en matière d’autodéfense intellectuelle.