Sociétal

Le leadership n’est pas une compétence

En quelques années, le leadership est devenu un sujet ubiquitaire de la vie sociale organisée. Jadis réservée aux leaders politiques et patrons des grandes entreprises, cette notion d’origine anglo-saxonne est aujourd’hui associée à tout type d’activité managériale que ce soit dans le privé mais également dans les domaines de l’action sociale et publique.

On a donc jamais autant parlé de leadership dans les organisations ainsi que dans les médias et les formations dédiées aux cadres dirigeants et managers. A l’arrivée, celles et ceux qui ont la charge d’un corps social, d’une équipe ou d’un groupe projet doivent désormais faire preuve de leadership.

Une notion polyphonique

Mais difficile de dire précisément ce que revêt cette notion polyphonique, dotée d’une incroyable plasticité définitionnelle. Elle semble désigner une façon bienveillante, non-coercitive d’exercer le rôle de leader au sein d’un collectif. Dès lors, on y associe volontiers un certain nombre de caractéristiques personnelles telles que la vision, le charisme, l’exemplarité, l’authenticité et l’intelligence émotionnelle.

Cette approche focalisant le leadership sur la personnalité du leader est largement mise en avant par la littérature managériale et les activités de conseil et de coaching. Tous ou presque font ainsi la promotion de listes singulières affichant un nombre variable de qualités individuelles en insistant sur l’impérieuse nécessité de les développer sous-peine d’échouer en tant que leader. Un tel déterminisme social justifie l’absence de consensus ainsi qu’une remise en cause de la démarche en soulignant pourquoi celle-ci pose un problème.

Repenser la notion

Tout d’abord, ces inventaires de qualités individuelles sont presque toujours idéalisées, décontextualisées et simplifiées à outrance. Par exemple, que penser de l’injonction à être un « leader authentique » au travail ? Voilà une expression bien plus problématique qu’il n’y parait car « être soi-même » ne va certainement pas de soi. Non seulement, la définition même d’authenticité est sujette à une grande variété d’interprétations mais surtout, notre identité sociale dépasse largement les caractéristiques individuelles puisqu’elle est le fruit d’incessantes interactions complexes entre nous même, les autres et la société.

Ensuite, force est d’admettre que la rigueur scientifique de ces inventaires qualitatifs peinent à convaincre. Les études servant de base à leur élaboration sont souvent plus proches d’une technique de sondage ayant parfois autant de validité qu’un micro-trottoir que d’une démarche scientifiquement rigoureuse. Et que dire de la transparence des méthodologies utilisées ? Ces dernières sont loin d’être toujours explicite et quand c’est le cas, elles sont rarement soumises à un examen critique.

Enfin, ces approches comportementales ont l’immense défaut de focaliser la question du leadership sur les qualités d’une seule personne alors que le leadership est une dimension intrinsèquement paradoxale puisqu’elle est à la fois profondément individuelle et intrinsèquement collective. Il s’agit en fait d’un phénomène relationnel complexe. Un jeu dont les règles ne sont jamais figées et où les influences réciproques se réalisent dans une unité de temps et de lieu dans lequel les enjeux, la culture, les règles internes et les motivations des acteurs ne peuvent être marginalisés ou génériqués.

Pourtant, cadres dirigeants et managers sont très souvent confrontés à des dispositifs de formation et d’accompagnement de type vocationnels présentant le leadership comme une compétence parmi d’autres, c’est-à-dire un savoir-faire opérationnel formel, reproductible et transférable qu’il est possible de codifier, de mesurer pour être déployé à volonté.

En traitant ainsi le leadership on prive l’analyse de l’intelligence du social d’une part significative de sa substance et on prête le flanc à toutes sortes de dérives pernicieuses allant de l’abstraction à la caricature du leader héroïque. Au lieu d’aider les organisations à optimiser leur capacités collectives, les personnifications du leadership ont pour effet de négliger l’importance du contexte et surtout de discréditer l’intelligence des acteurs en renforçant le niveau de dépendance de ces derniers envers le leader.

Compétences vs. approche de la complexité

Mais le succès de ces dispositifs encourage les participants à penser qu’il est possible d’augmenter à peu d’efforts leur pouvoir d’influence en adoptant une posture « gagnante » et en maitrisant quelques techniques ou recettes soi-disant éprouvées pour persuader, convaincre et entrainer les forces vives de leur entourage professionnel.

L’idée selon laquelle le leadership peut être objectivement et facilement augmenté avec une très relative intégrité pourrait être exacerbée avec l’avènement du numérique. En effet, les possibilités quasi illimitées de cet univers technologique offrent aux sciences comportementales transdisciplinaires une lecture logico-mathématique et biologique du social un vaste champ d’intervention au centre duquel on trouve les neurosciences.

Afin de se prémunir de telles dérives, il est judicieux de s’affranchir du concept normatif de compétence pour investir dans une connaissance fine, exigeante et élaborée des dynamiques sociales, des jeux d’acteurs, des relations de pouvoir et de leurs influences sur les transformations sociales. Autrement dit, de refuser autant le holisme réificateur que l’interactionnisme désincarné pour s’engager sur le terrain de la complexité avec comme objectif de mettre en lumière la réalité concrète du social sous différentes perspective : l’acteur, son écosystème direct, la société à laquelle il/elle appartient et les enjeux du monde contemporain auxquels il/elle est directement ou indirectement confronté.

Avec un telle approche critique, on peut raisonnablement envisager de faire justice à la nature éminemment politique du leadership, socialement construit, contextuellement dépendant et naturellement perméable aux idéologies et à la morale.

Eric-Jean Garcia

Références

Berthelot, J-M. (1990) L’intelligence du social. Le pluralisme expliqué en sociologie. PUF, Paris

Chevassus-au-Louis, N. (2016) Le nouvel impérialisme neuronal : Les neurosciences à l’assaut des sciences humaines. La revue du crieur, La Découverte n°13.

Crozier M. & Friedberg E. (1992), L’acteur et le système. Poche.

George B. et al. (2020) Leadership authentique: Les bienfaits de l’intelligence émotionnelle dans la vie professionnelle. HBR, Boston MA.

Senge, P. M. (1990), The Fifth Discipline: The Art and Practice of the Learning Organization. Transworld, London.