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Tatouage et droit : duo de raison d’une évolution sociétale

« la peau est une instance de fabrication de l’identité. À telle enseigne que des marques délibérément ajoutées deviennent des signes d’identité arborés sur soi. La peau est l’interface entre la culture et la nature, entre soi et l’autre, entre le dehors et le dedans. Une instance de maintenance du psychisme »[1].

Longtemps associé à l’imaginaire du voyage des torses tatoués des marins, au rêve tribal des peuples sauvages ou au fantasme de l’organisation criminelle des Yakuza ou autres gangs américains, le tatouage est devenu un signe de singularisation,  d’expression personnelle mais également, tout simplement un ornement esthétique, au même titre qu’un bijou ou que le maquillage.

Les anthropologues et autres grands voyageurs nous rappellent que les origines du tatouage (mot dérivé du maori tatau, « dessiner, taper ») étaient hautement rituelles : un certain âge atteint, se faire inscrire des formules et des motifs magiques dans la peau devait permettre d’accéder à un statut supérieur, celui des hommes, des guerriers, des initiés. Et contenir sa douleur pendant la séance faite à vif avec des moyens rudimentaires, c’était être de facto digne d’en être.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de remarquer que le tatouage, qui est un engagement définitif avec soi-même et au regard des autres, a gagné ses lettres de noblesse dans une société caractérisée par la fin du contrat long, et par le caractère de plus en plus transitoire et fragile des choses, couple et travail en tête. [2]

Le tatouage est un phénomène dont la popularité augmente. Même s’il maintient aussi parfois une image de délinquance et de criminalité [1]. Parmi les candidats à la marque, nombre d’adolescents ou de jeunes adultes choisissent souvent l’atteinte de l’âge de la majorité pour réaliser leur premier tatouage (Le Breton, 2002). Alors qu’un Français sur dix se disait tatoué en 2010, ce sont aujourd’hui 14% des personnes interrogées qui sont ou ont déjà été tatouées, une proportion encore plus forte chez les femmes (17%) et les jeunes (27% des moins de 35 ans). Le tatouage apparaît également comme une pratique plutôt appréciée de ses adeptes puisque 61% des personnes déjà tatouées se disent prêtes à retenter l’expérience. Chez les tatoués, on se « marque » plutôt sur des emplacements discrets du corps (67%), bien plus que sur des zones visibles (43%) ou intimes (4%). Enfin, pour une majorité de Français (55%), le tatouage constitue un art à part entière, cette opinion étant extrêmement partagée chez les plus jeunes (80% des 18-24 ans).(source les français et le tatouage )

Sauf que le tatouage ne se retire pas et peut au mieux se dissimuler. Et c’est tout le paradoxe entre une part de plus en plus importante de personnes tatouées, de tout âge, genre, niveau d’instruction et milieu socio-professionnel et des codes de société qui restent majoritairement réfractaires à l’exposition des tatouages. Et le monde professionnel ne fait pas exception.

Les tatouages et l’armée

Les première questions se sont posées avec l’armée. En France, avoir des tatouages est autorisé, tant que ces derniers ne portent pas atteinte au renom de l’armée et qu’ils ne sont ni à caractère raciste, politique, extrémiste, homophobe, religieux. Aux Etats-Unis, selon le corps d’armée, le tatouage est plus ou moins accepté. La Marine autorise à peu près tout, tant que ce n’est pas sur le visage. Chez les Marines (initialement l’infanterie de marine, mais plus large aujourd’hui), le candidat ne peut avoir de (demi-)manches. Si un ou plusieurs tatouages sont considérés comme offensants, l’enrôlement est refuse et même avec une chirurgie au laser, le candidat n’est pas sûr d’être accepté.

Le tatouage et le droit

Que l’on cible les dispositions légales ou les sources prétoriennes, la combinaison des termes  « tatouage » et « droit du travail » génère peu d’occurrences. A cet égard, on songe aux discriminations liées à l’apparence physique des salariés, avec plusieurs entrées envisageables, telles l’identité de genre ou encore les mœurs pour n’en citer que quelques-unes, parmi les différents motifs discriminatoires énoncés par l’article L. 1132-1 du code du travail. Certaines d’entre elles pourraient d’ailleurs s’avérer redoutables dans le cas où le tatouage serait vu comme l’expression de convictions religieuses, politiques ou philosophiques [3]. Lors de l’élaboration de ce qui sera appelé plus tard les lois Auroux en référence à Jean Auroux, ministre du travail du 22 mai 1981 au 29 juin 1982, l’un des axes principaux fut de faire en sorte que « les travailleurs soient des citoyens au sein de l’entreprise ». Un principe fondamental conforme aux dispositions de l’article 9 du Code civil qui dispose que «  chacun a droit à sa vie privée  ». En la matière, la jurisprudence rappelle que le salarié conserve sa liberté d’expression en matière politique, religieuse, sexuelle, familiale, syndicale, dans la mesure où le salarié ne tient pas des propos « injurieux, diffamatoires ou excessifs ». Un principe qui s’est étendu à d’autres sujets comme les tenues vestimentaires, l’apparence physique du salarié, dont le tatouage.

Devenant phénomène de société, le tatouage est devenu un objet juridique à part entière. La question fait l’objet d’un ouvrage « Le tatouage & les modifications corporelles saisis par le droit » résultat d’une réflexion, menée lors d’un colloque qui s’est tenu à Limoges en juin 2019 avec l’objectif d’apporter des réponses aux différents opérateurs du monde du tatouage.

Si de prime abord, le monde du tatouage et celui du droit semblent très éloignés. Ces deux univers que tout oppose ne semblaient pas avoir à se côtoyer. Tout au plus – en raison des risques que le tatouage et les modifications corporelles représentent –, le législateur a pris soin de réglementer la profession dans ses aspects sanitaires et sur les encres utilisées (CSP, art. L. 1111-1 s.). Pourtant, les sphères du droit et du tatouage ne sont pas si étrangères l’une à l’autre. Aujourd’hui, les tatoueurs ne sont plus une poignée de marginaux tatouant d’autres marginaux. Avec la démocratisation du tatouage, il y a le développement de nombreuses problématiques. Le monde du tatouage français s’organise. Deux grands syndicats se sont créés afin de représenter les intérêts de la profession – le Syndicat national des artistes tatoueurs et Tatouage et Partage – et, dans cette perspective, aidés de juristes, tentent de proposer des solutions juridiques aux enjeux de leur profession : pratique du tatouage, liberté d’installation, propriété intellectuelle, formation des jeunes tatoueurs, statut du tatoueur et en fond son imposition, droit du travail, déontologie, contrats de mise à disposition de locaux aux tatoueurs permanents ou guests invités d’un salon… Le droit est désormais partout.

Elizabeth Couzineau-Zegwaard

Références

[1] D. Le Breton, Se reconstruire par la peau. Marques corporelles et processus initiatique, Revue française de psychosomatique, vol. 38, n° 2, 2010, p. 85-95, n° 4

[2] Lardellier, Pascal. « 6. À corps et à cri », , Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social, entre sens et sensible, sous la direction de Lardellier Pascal. EMS Editions, 2013, pp. 223-235.

[3] BENTO de CARVALHO, Lucas, (2019), Tatouage et droit du travail

Zakhour, S. & Tarazi-Sahab, L. (2019). Le tatouage et ce qu’il révèle: Une dimension psychologique. L’Autre, 20, 330-332. https://doi.org/10.3917/lautr.060.0330

Le pouvoir disciplinaire de l’employeur – Mise en œuvre, exercice  et formalisation du pouvoir disciplinaire, Henri GREGO Édition 2021

Nos modes,  nos mythes,  nos rites le social, entre sens et sensible Pascal LARDELLIER, Postface de Claude JAVEAU, EMS Editions, 2013

Le tatouage & les modifications corporelles saisis par le droit, Mélanie JAOUL, Delphine THARAUD, Editions L’Epitoge, 2020