La crise de la Covid qui s’est abattue sur la France et le monde depuis plus d’un an a remis en lumière le besoin prégnant de recherches appliquées dans moult domaines scientifiques (Cappelletti, Escaffre, 2021). Ainsi aux plans des sciences médicales et sanitaires, la crise a démontré l’ampleur des besoins de traitements contre la Covid, de vaccins, de règles sanitaires pertinentes, de méthodologies logistiques pour maximiser la vaccination des populations et la prise en charge des malades, etc. Mais aussi au plan des sciences humaines et sociales, et singulièrement en sciences de gestion, cela tant aux niveaux macro, méso que micro. Au niveau macro, pour gérer la crise, les États sont confrontés à la délicate question de concilier les indicateurs sanitaires avec ceux sociaux et économiques pour prendre des décisions puis les piloter en équilibrant au mieux ces trois dimensions intiment liées. Cela pose au fond des problématiques complexes de contrôle de gestion et de pilotage. Au niveau méso, la crise de la Covid et sa gestion posent à peu près les mêmes problématiques concernant les relations des administrations centrales avec les territoires décentralisés. Au niveau micro enfin, dans les entreprises, les organisations et même d’une certaine façon dans les familles, on retrouve également ces problématiques appelant des innovations dans les outils et les méthodes de gestion en particulier pour intégrer le risque sanitaire aux décisions. Les besoins d’application des recherches en gestion sont donc innombrables concernant par exemple des méthodes de management des personnes plus motivantes dans les services publics (hôpitaux, collectivités locales, État) et dans les entreprises privées de toute taille et de tout secteur, la maîtrise du phénomène bureaucratique cher au regretté Michel Crozier, une comptabilité permettant de mieux valoriser les coûts des risques et les gains potentiels des mesures pour les prévenir, la mesure et le pilotage plus fins des performances et des nouveaux investissements en logistique, télétravail, click & collect, etc.
Face à ces demandes sociétales, dont beaucoup étaient en germe avant la crise de la Covid et le seront après, les réponses de la recherche appliquée en sciences de gestion sont-elles à la hauteur en France ? Ce serait en effet son rôle d’y contribuer car la recherche appliquée se situe précisément à la convergence de la recherche fondamentale et de l’utilité pour la Société. Elle qualifie une recherche qui s’appuie sur les résultats de la recherche fondamentale pour produire de façon scientifique des objets matériels et/ou immatériels utiles et utilisés dans le réel. Elle ne consiste pas à décrire de façon contemplative des pratiques d’entreprises pour en proposer la duplication ex abrupto mais à les coproduire avec l’entreprise, en valider scientifiquement les effets positifs puis en étudier rigoureusement les conditions d’une généralisation. Or les contributions de la recherche appliquée en gestion dans cette crise, comme avant elle, peuvent laisser sur sa faim. L’enquête de la FNEGE en 2016 dirigée par les professeurs Michel Kalika, Sébastien Liarte et Jean Moscarola sur l’impact des recherches en management avait révélé cette difficulté pour la recherche appliquée de passer de la fiction à la réalité. Réalisée auprès de 1554 managers, cette enquête montre que plus de 60% des managers français déclarent tout ignorer des recherches en management alors que plus de 50% sont pourtant convaincus de leur utilité potentielle. Elle confirme que les principes, les méthodologies et les outils issus de recherches en management utilisées dans les entreprises et les organisations restent des cas rares, les exceptions concernant la gestion de projet, le management participatif ou la méthode des coûts-performances cachés. Certes la plupart des managers (85%) sont capables de citer des chercheurs en management dont une écrasante majorité d’anglo-saxons tels que Michael Porter, Henry Mintzerg ou Peter Drucker, mais sans pouvoir affirmer qu’ils influencent leurs pratiques.
Cette enquête et les débats qu’elle a provoqués, notamment ceux retranscrits en novembre dernier par le journal l’Etudiant dans un dossier spécial sur le sujet, permettent de dégager des causes racines de l’atrophie de la recherche appliquée en management en France, utiles à l’analyse pour tracer des voies d’amélioration.
Parmi ces causes et sans ordre de priorité, il apparaît tout d’abord que certains académiques sont assez résistants à la recherche appliquée. Il y a ainsi ceux que l’on pourrait qualifier de « constructivistes radicaux » pour qui la gestion serait un art contextuel et relativiste. Peut-être traumatisé par Frederick Taylor et son Organisation scientifique du travail – qui il est vrai a fait des dégâts profonds dans le management des organisations – ce groupe est réservé sur la scientificité de la gestion et donc sur sa capacité à faire de la recherche appliquée pour produire des connaissances. A noter que des dirigeants et des managers rejoignent cette position considérant que le management est plus affaire de bon sens que de science. D’autres académiques que l’on pourrait qualifier de « positivistes radicaux » écartent eux aussi la recherche appliquée en gestion considérant la recherche sous sa seule dimension fondamentale, celle appliquée devant rester le domaine des praticiens et des consultants en raison du dogme de la neutralité et de l’objectivité du chercheur. Au-delà ces deux positions, il est vrai aussi qu’il règne parfois une espèce de « gestionophobie » chez certains académiques d’autres disciplines qui ne concoure pas au développement serein de la recherche appliquée en gestion. Pensons ainsi à l’historien Johann Chapoutot qui dans « Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui » fait le lien entre nazisme et management moderne, franchissant ainsi allègrement le point Godwin. Peu ou prou, les propos de cette obédience visent à établir une causalité entre des échecs organisationnels d’entreprises ou d’organisations publiques comme l’hôpital et « une logique comptable et entrepreneuriale » soi-disant nocive. Alors que des observations attentives montrent que si échecs organisationnels il y a, c’est en raison de multiples facteurs exogènes et endogènes dont parfois, c’est indéniable, de mauvaises décisions comptables et managériales. Mais il s’agit alors dans une démarche heuristique de trouver de meilleures décisions de gestion et non pas d’éradiquer la discipline. C’est ce que proposaient Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton dans leur ouvrage « Faits et foutaises en management » qui préconise une systématisation de la recherche appliquée en gestion au travers de l’Evidence-based management pour identifier avec rigueur les bonnes décisions managériales des mauvaises.
Mais des difficultés se posent aussi pour les académiques favorables à la recherche appliquée même s’ils nous semblent aujourd’hui majoritaires dans la communauté des sciences de gestion. Se pose souvent la question pour eux au-delà des mots de pratiquer cette recherche avec des impacts concrets. Le difficile est que le chemin de la recherche appliquée conduit à nouer des partenariats avec les entreprises et les organisations. Cela implique une négociation entre le chercheur et l’organisation pour trouver un point d’équilibre entre les objectifs scientifiques du chercheur (qui sont ceux d’observer tel objet selon tel dispositif scientifique) et ceux du partenaire (qui attend des réponses à une demande managériale), formalisée dans une convention respectueuse des intérêts des deux parties. Comment imaginer en effet un partenariat de recherche appliquée qui d’un côté n’aiderait pas l’entreprise à résoudre ses problèmes ni de l’autre le chercheur à mettre en œuvre ses dispositifs d’observations scientifiques ? C’est illusoire et non souhaitable. Or l’élaboration de ce type de négociation et de convention s’apprend et les enseignements en la matière dans les écoles doctorales et les laboratoires sont trop peu répandus. Par ailleurs, la recherche appliquée en gestion repose sur une souplesse épistémologique elle aussi insuffisamment enseignée donc propagée. Elle est fondée en effet sur une épistémologie à la fois hypothético-déductive et logico-inductive, « qualimétrique » en un mot (Cappelletti et al., 2020), alors que les enseignements classiques préconisent généralement d’être soit l’un soit l’autre mais pas les deux en même temps. Dans le sens logico-inductif il s’agit d’observer le réel pour en tirer des hypothèses que l’on confronte aux théories en vigueur. Dans le sens hypothético-déductif, il s’agit de générer des hypothèses à partir des théories en vigueur que l’on va observer dans la réalité. Ces enseignements à la fabrique de la recherche appliquée en gestion nous semblent ainsi un levier puissant pour la développer effectivement. Et ces enseignements seront d’autant plus initiés, nous serons tous d’accord là-dessus, que la recherche appliquée sera mieux valorisée dans les carrières des enseignants-chercheurs qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Références
Cappelletti, L., Escaffre, L. (2021). Les besoins de recherche appliquée en audit, comptabilité et contrôle n’ont (peut-être) jamais été aussi importants, éditorial, Audit, Comptabilité, Contrôle, recherches Appliquées, 1(10) : 5-11.
Cappelletti, L., Faron, O., Fière, D., Savall, H. (2020). « Il est vain de rendre opaques des débats scientifiques lorsqu’ils portent sur un sujet universel comme la santé ». Le Monde, 3 juillet.