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Science, démocratie et innovation publique : l’apport des Livings labs

Le concept de Living Lab : histoire et définitions

Le concept de « Living Lab » (LL) est né aux États-Unis au début des années 1990. À l’époque, des enseignants-chercheurs utilisent l’expression « living laboratory » pour désigner un nouveau modèle pédagogique de type learning-through-doing (Bajgier et al. 1991). Cette expérimentation est développée dans le cadre d’un cours de recherche opérationnelle à la Drexel University de Philadelphie. Elle vise à mettre les étudiants de ce cours face à une situation de « vie réelle » dans la communauté de South Street, une importante zone commerciale et résidentielle de la ville. Pour les chercheurs encadrant cette expérimenation : « the course’s unique feature is its commitment to an interdisciplinary approach to problem solving » (Bajgier et al. 1991, p. 708).

Le concept est ensuite repris par un professeur du Massachusetts Institute of Technology (MIT), William J. Mitchell. Constatant les possibilités offertes par l’informatique et les technologies de l’information, Mitchell propose de passer de recherches in vitro à des expérimentations in vivo. Il suggère de créer des espaces d’expérimentation « vivants », comme un bâtiment ou une ville, en les équipant de systèmes de capteurs en vue d’analyser la manière dont les gens réagissent ou interagissent avec des solutions technologiques nouvelles dans la « vraie » vie. Il définit alors la notion de « Living Lab », un lieu où les concepteurs peuvent chercher des inspirations, clarifier leurs idées ou tester des hypothèses en les confrontant à des situations de « vie réelle ».

Sur la base de cette idée, plusieurs LLs sont lancés aux États-Unis. En Europe, l’idée se popularise à partir de 2006, lorsque la Commission Européenne soutient la création d’un réseau de 19 LLs, nommé « European Network of Living Labs » (ENoLL) (Dutilleul, Birrer, et Mensink 2010). Aujourd’hui, ENoLL compte plus de 150 LLs membres actifs et définit les Living Labs comme des “user-centred, open innovation ecosystems based on systematic user co-creation approach, integrating research and innovation processes in real life communities and settings.” Des travaux récents suggèrent que LLs contribuent à faire émerger des écosystèmes plus collaboratifs et inclusifs, particulièrement adaptés à l’innovation publique (Béjean, Picard, et Bréda 2021).

Originalité et apport du concept

L’originalité du concept de Living Lab (LL) vient tout d’abord du fait qu’ils développent une approche participative de l’innovation dans laquelle les utilisateurs, pris dans leur « vie réelle », ne sont plus réduits à de simples objets d’investigation vus de l’extérieur, mais sont intégrés en tant que protagonistes à part entière dans les processus de recherche et d’innovation. En ce sens, ils se rapprochent des pratiques de co-conception qui se sont développées ces dernières années dans le domaine du design. Ces approches répondent aux critiques formulées par certains à l’encontre des modes d’organisation de l’innovation hérités du XXe siècle, tels que les laboratoires de recherche et développement (R&D) et leurs grands bureaux d’études.

Par ailleurs, certains Living Labs sont porteurs de pratiques scientifiques originales : « [au sein des Living Labs], la ‘paillasse’ du laboratoire, qui confine habituellement le ‘réel’ à certains aspects restreints du phénomène étudié, cherche à s’ouvrir pour mieux intégrer les aspects de la ‘vie réelle’ des utilisateurs » (Béjean et Moisdon 2017). Dans cette optique, l’idée est « d’intégrer des observables et des paramètres qui n’étaient pas accessibles de l’’extérieur’, mais qui s’identifient et s’explorent lorsque l’on se plonge dans l’arène du système d’utilisateurs étudié » (ibid.). Ce faisant, les Living Labs s’inscrivent dans une tradition de recherche immersive, où l’un des enjeux est de mieux articuler l’expérimentation scientifique avec les données expérientielles.

Dans le domaine de la santé, il s’agit, par exemple, de permettre aux patients de se réapproprier le cours de leur vie à partir de leur propre expérience de la maladie et de contribuer aux soins et à la recherche en santé grâce à leurs « savoirs expérientiels ». Cette évolution de l’innovation sociale en santé, centrée sur l’individu, a une longue histoire depuis les travaux d’Enid Balint à la fin des années 60 en passant par la médecine personnalisée et narrative et l’éducation thérapeutique, jusqu’à la consécration du « patient acteur », « partenaire », « expert », voire « co-chercheur ». Dans les Living Labs, les savoirs expérientiels des patients, leur rapport à la maladie et leur vécu, constituent des leviers majeurs de la recherche et de l’innovation sociale.

L’exemple du Forum des Living Labs en Santé et Autonomie (LLSA)

Le Forum LLSA n’est pas un Living lab en soi mais un réseau de Living labs et d’autres acteurs de la santé partageant des valeurs communes. Issu d’un rapport du Conseil Général de l’Économie en 2011, il a pris forme fin 2013 pour devenir aujourd’hui une Association Loi 1901 sans but lucratif. Il comprend 50 membres, dont près de 40 LLSA répartis sur l’ensemble du territoire national. Il défend une approche participative et citoyenne de la conception des nouveaux produits et services pour la santé et l’autonomie, au service de l’innovation, du développement économique et de la démocratie sanitaire. Ses statuts, modifiés en 2018, consacrent une orientation vers la recherche, le développement et la diffusion de connaissances expérientielles.

En 2017, le Forum LLSA a impulsé une initiative nationale nommée « CML Santé France ». Cette initiative vise une transformation des processus d’innovation dans les Medtech en vue d’établir « un processus plus inclusif, lisible et structuré des processus d’innovation collaborative » et de « favoriser l’émergence de solutions désirables, accessibles et viables ». L’initiative CML Santé est mentionnée dans le rapport public « Réflexions stratégiques sur la politique industrielle en matière de dispositifs médicaux ». Au cœur du projet ANR Dynsanté – porté par l’UPEC, l’INSERM (Tech4Health), le Forum LLSA et Altran Recherche et Innovation – l’initiative CML Santé est un exemple de l’apport des Living Labs aux enjeux d’innovation et de transformation publique.

Mathias Béjean

Références Bajgier, S. M., H. D. Maragah, M. S. Saccucci, A. Verzilli, et V. R. Prybutok. 1991. Introducing Students to Community Operations Research by Using a City Neighborhood As A Living Laboratory. Operations Research 39 (5).  INFORMS : 701‑9. Béjean, M., et J.-C. Moisdon. 2017. Recherche-intervention et Living Labs, une même lignée de « recherches immersives » ? Annales des Mines – Réalités industrielles Mai 2017 (2). Annales des mines: 54‑9. Béjean, M., R. Picard, et G. Bréda. 2021. Living Labs, innovation collaborative et écosystèmes: une analyse de l’initiative « CML Santé France » dans les Medtechs. Innovations à paraître. Dutilleul, B., F. A. J. Birrer, et W. Mensink. 2010. Unpacking European Living Labs: Analysing Innovation’s Social Dimensions. Central European Journal of Public Policy 4 (1): 60‑85.