Interview

Nationalisme Digital en Chine

Entretien avec Florian Schneider mené par Émilie Frenkiel

Professeur de politique de la Chine moderne à l’Université de Leiden aux Pays-Bas, éditeur de la revue Asiascape : Digital Asia et auteur de Staging China: the Politics of Mass Spectacle (Leiden University Press 2019), China’s Digital Nationalism (Oxford University Press 2018) et Visual Political Communication in Popular Chinese Television Series.

Publié en intégralité en anglais dans Books&Ideas le 5 septembre 2019 :

https://booksandideas.net/China-s-Digital-Nationalism-and-the-Hong-Kong-Protests.html

Books & Ideas : Qu’est-ce que le nationalisme en ligne ?

Florian Schneider : Le nationalisme en ligne est un processus dans lequel les algorithmes reproduisent et renforcent les préjugés qui conduisent les gens à penser la nation comme l’élément principal de leur identité personnelle et le lieu central de l’action politique. L’existence de ces préjugés est antérieure aux technologies numériques. On les trouve dans les médias de masse, qui propagent fréquemment des symboles du nationalisme. La spécificité du nationalisme numérique réside dans le renforcement de ces préjugés et leur tendance à sembler naturels du fait de l’expansion des processus de personnalisation, des filtres de préférences, des bulles communautaires qui définissent maintenant l’Internet commercial.

Books & Ideas : Le nationalisme qui s’exprime sur Internet en Chine est-il directement impulsé par le parti communiste et peut-on considérer les nationalistes comme passifs face aux campagnes officielles visant à construire la fierté et la cohésion de la nation chinoise ?

FS : il serait simpliste de penser que le nationalisme chinois est purement orchestré par les autorités. Certes, le nationalisme est piloté par les activités des élites, dont le parti communiste et l’Etat chinois, qui insistent fortement sur le nationalisme dans leur propagande et les campagnes d’éducation patriotique. Ceci dit, les défenseurs d’un nationalisme populaire ne les reçoivent pas passivement. On peut dire que les gens sont des utilisateurs actifs de culture en général et c’est aussi le cas en Chine. Il pourrait être plus utile d’assimiler les nationalistes à tout groupe en quête d’un sentiment d’appartenance à une communauté, comme les fans de sports, les membres de groupes religieux ou de groupes professionnels. Ces gens ne se connaissent souvent pas mais estiment qu’ils ont des liens forts, fondés sur des valeurs ostensiblement partagées, des tropes culturels ou des expériences de vie. Nous faisons de ces communautés des éléments importants de notre identité. Pour ce faire, nous utilisons parfois des éléments culturels pré-établis, comme les références fournies par exemple par les dirigeants d’une église, ou l’équipe de relation publique d’une célébrité, mais nous retravaillons ces ressources au service de notre propre projet d’identité. Pensez à ce que font les fans de produits culturels comme Game of Thrones ou Starwars lorsqu’ils manifestent leur colère de voir l’objet de leur adoration mal traité par Hollywood. La différence en ce qui concerne le nationalisme réside dans le fait que ces produits culturels génèrent non seulement un sens de la « communauté », mais rattachent aussi cette communauté à un lieu (le territoire national) et insistent pour dire que ce lieu devrait être gouverné par un ensemble d’institutions autonomes (l’Etat-nation). Cela signifie que là où les fans de franchises culturelles se mettent en colère parce que leurs idoles ne sont pas utilisées ou représentées « correctement », les nationalistes sont bouleversés lorsque quelqu’un ou quelque chose perturbe le statu quo du territoire national et de leur souveraineté. La situation peut devenir périlleuse et c’est ce qui se passe concernant le statut d’Hong Kong. Il est néanmoins important de se souvenir que la façon dont les nationalistes retravaillent les symboles de leur nation pour se créer du sens n’est pas si différente de l’utilisation de ressources culturelles par d’autres groupes n’importe où dans le monde. Les associations et sentiments qui en résultent ne sont pas sous le contrôle d’un seul acteur, même lorsque les élites s’en persuadent.

Books & Ideas : Observez-vous une convergence entre le nationalisme digital en Chine continentale et à Hong Kong, Taïwan et dans le reste dans l’Asie ?

FS : On peut observer les mécanismes du nationalisme digital partout dans le monde car l’attrait du nationalisme est d’ordre psychologique. Il promet confort et sécurité dans un monde de plus en plus complexe. L’ironie réside dans le fait que ce sentiment de confort est également au cœur de la façon dont les gens partagent des informations qui circulent sur les réseaux sociaux. Nous voulons prendre part à notre cercle d’ « amis » et nous voulons partager des informations avec des gens qui pensent comme nous au sein de notre communauté. En ce sens, le nationalisme en ligne repose sur des interfaces et designs numériques en apparence intuitifs, reposant eux-mêmes sur les principes de base de la psychologie humaine. Dans un monde où les nations et états-nations sont les acteurs politiques par défaut, le nationalisme demeure l’idéologie par défaut qui permet de faire sens des questions politiques. Les mécanismes de technologies de communication numériques avancées amplifient ce phénomène. Peu importe où l’on se trouve, les plateformes de réseaux sociaux et les agrégateurs de contenu comme Facebook et Twitter, ainsi que les moteurs de recherche comme Google, nous exposent forcément aux dynamiques algorithmiques qui perpétuent le nationalisme digital et nous poussent à monopoliser des textes nationalistes. On doit à cela en grande partie le retour au nationalisme auquel nous assistons en Europe et en Amérique du Nord. Il a permis l’ascension de Trump et de son slogan « making America great again », ainsi que du Brexit en Grande-Bretagne et des mouvements islamophobes en Europe continentale.

En Asie orientale, les références constantes aux cadres nationalistes par les gouvernements chinois, japonais et coréen apportent de l’eau au moulin des nationalistes populaires et leurs discours en ligne. Il serait difficile de comprendre le mouvement de protestation à Hong Kong sans saisir comment les inquiétudes des localistes se transforment progressivement en nationalisme. Étudier le cas chinois permet d’analyser ce qui se passe lorsque des algorithmes biaisés, non accessibles au contrôle de tous, rencontrent des tentatives d’instiller le patriotisme à travers l’éducation et la propagande, dans un environnement national capitaliste focalisé sur les bénéfices à retirer des « clics » et « partages ». La Chine n’est pas un cas unique mais il donne à voir un type de société numérique à venir, dont nous devons impérativement suivre les évolutions.