Image extraite de Margaret Hagan (Open Law Lab), What is a design approach to policy vs traditional policy-making? (25/07/2019)
Face aux enjeux de transformation des administrations et des services publics (hôpitaux, transport, services culturels…), la démarche design est fortement mobilisée aujourd’hui dans le champ de l’action publique. Philippe Lefebvre, qui a travaillé fréquemment depuis quelques années sur le thème de l’’innovation dans les services publics, estime d’ailleurs que l’innovation par le design est, avec l’innovation par le numérique et l’innovation par l’expérimentation, l’une des trois formes d’innovation apparues ces dernières années en France dans ce secteur (Lefebvre, 2018a).
Cette démarche design est innovante au sens où elle contribue à interroger et repenser les situations ou les dispositifs existants, et elle s’affiche comme très polyvalente, dans la mesure où elle être appliquée à des questions ou objets variés, dans des configurations souvent pluridisciplinaires ou participatives associant décideurs, agents et usagers. Pour ce faire, elle vise à combiner des méthodes d’appréhension du terrain et de travail sur les usages et les pratiques.
Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Les relations entre administrations publiques et design sont en fait anciennes, si on se réfère à une conception du design issue du marketing et formalisée dans les années 1980 et 1990 qui prend l’usager comme un objet passif de connaissance, afin d’améliorer son expérience du service public. Ce type de méthodologie de conception ou d’amélioration des services, qui se basait sur des enquêtes de sciences sociales quantitatives ou qualitatives, et recréait mentalement l’expérience du consommateur ou de l’usager, par des « users journey », ou des « blueprinting », a en effet été utilisé dans ces années-là par l’administration française (Jeannot, 1998). Le tout, pour produire des rapports ou des notes de synthèse où se définissaient les contours des services à implanter.
Cependant, certains des designers qui ont investi le champ de l’action publique dans les années 2000 en France, corrélativement à l’apparition du « design thinking » aux Etats-Unis, se distinguent clairement des « marketeurs » au sens où ils ont été pour leur part formés, non dans des écoles de management ou de marketing, mais dans des écoles orientées au moins à l’origine vers le design industriel (l’ENSCI, notamment). Pour citer quelques exemples, c’est le cas, par exemple, de Stéphane Vincent, Romain Thévenet, et Adrien Demay (respectivement délégué général, membre du conseil d’administration ou designer de terrain) qui ont participé à l’aventure de la vingt-septième région, association soutenue par l’Association des Régions de France, avec comme but de promouvoir un design à tendance participative dans le domaine des politiques publiques.
Qu’est-ce que le design thinking ?
Les nouveaux designers de services publics qui sont issus des écoles de design industriel pratiquent-ils effectivement le design thinking ?
Le design thinking est en soi un objet d’étude assez difficile à cerner. On peut le caractériser tout d’abord, historiquement et socialement, comme une méthode de conception d’objets ou de services promue par des designers industriels américains au début des années 2000 (Johansson‐Sköldberg et al., 2013). Par ailleurs, le design thinking repose souvent, conformément au triptyque posé par Tim Brown, le plus célèbre des défenseurs du design thinking (Brown, 2009), sur au moins trois phases : Inspiration – Idéation – Implémentation. La première phase est une phase empathique reposant sur des méthodes sociologiques ou ethnologiques. Les deux phases suivantes consistent en des formes de pensée successivement divergentes (pensée « en dehors du cadre », « out of the box », disent les designers), puis convergentes (resserrement des propositions de services ou de biens, notamment suite à des phases de test). Ces deux phases d’idéation et d’implémentation peuvent être itérées, pour plus d’efficacité, selon Tim Brown. Enfin, on peut caractériser le design thinking par le fait que les livrables issus de la phase d’idéation sont majoritairement, des prototypes, lesquels sont supposés apporter une dimension concrète et sensible au résultat de l’idéation et doivent être systématiquement testés.
Une autre formalisation, issue du « Design Council » au Royaume-Uni, évoque pour sa part un « double diamant » du design (Lefebvre, 2018 b). Le premier diamant serait composé d’une phase de découverte et d’une phase de définition, soit d’une phase de pensée divergente suivie d’une phase convergente, aboutissant à la définition d’un problème. Le deuxième diamant explorerait les solutions possibles, de manière divergente, pour enfin « délivrer » les solutions les plus adéquates, à l’issue d’une nouvelle phase de convergence.
Même si ces deux présentations du design thinking sont assez distinctes, on peut les synthétiser et les comparer aux méthodes de conception issues du marketing en disant que les méthodes de conception des designers industriels entendent dépasser les méthodes du marketing par, d’une part, un travail créatif approfondi qui permet d’ouvrir le champ des possibles au-delà d’une simple amélioration des services déjà existant, et, d’autre part, un travail de test de prototypes permettant de vérifier la conformité des biens et services créés aux besoins du consommateur.
Les méthodes des designers de services publics français relèvent-elles toutes du « design thinking » ?
Il est en réalité difficile de répondre à cette question précisément, faute d’un travail systématique d’analyse des pratiques de conception de services publics en France s’attribuant le label « design ». Partant de l’hypothèse de l’application du double diamant par les designers de services publics, Philippe Lefebvre a pu montrer, à partir de dix études de cas que le design thinking ne correspondait pas à la pratique des designers de terrain. Ainsi, le travail de « découverte » mené initialement par les designers aboutit davantage à « une collection d’éléments problématiques » qu’à la définition d’un problème. Il y a bien, en revanche, une phase de créativité, et des prototypes sont bien élaborés, même s’ils restent parfois à l’état d’esquisses. Alors, peut-on dire au moins que les méthodologies de conception des services publics « par le design » correspondent toujours, actuellement, au modèle en trois temps (Inspiration – Idéation – Implémentation) évoqué par Tim Brown pour caractériser le design thinking ? Cette question reste pour l’instant sans réponse, en l’absence d’un travail exhaustif sur les applications des méthodologies « design » dans le champ des services public en France.
On l’aura compris, les pratiques de conception de services publics, ou de renouvellement des services publics, s’attribuant le label « design » restent encore largement une « terra incognita ». Si l’on veut pouvoir porter un jugement scientifique sur les véritables apports de la méthodologie « design » à l’amélioration de la qualité des services publics, il va falloir encore, non seulement multiplier les études de cas sur les démarches design, mais aussi progresser de manière importante dans l’identification des différences pertinentes entre les démarches utilisées.
Pascal Arnaud et Olivier Meier
Références
Brown, T. (2009). Change by Design: How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation. HarperCollins, New York.
Jeannot, G. (1998). Les usagers du service public. PUF.
Johansson‐Sköldberg, U., Woodilla, J., & Çetinkaya, M. (2013). Design Thinking: Past, Present and Possible Futures. Creativity and Innovation Management, 22(2), 121–146.
Lefebvre, P. (2018a). « Innovation et Administration : Quelle histoire (XIXe-XXe siècle) ? ». Publié en ligne sur HAL, ffhal01985163f
Lefebvre, P. (2018b). « Comment procèdent réellement les démarches de Design ? Le Double Diamant à l’épreuve ». Association Internationale de Recherche en Management Public (AIRMAP), May 2018, Biarritz, France. hal-01985188