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Face à l’urgence climatique, faut-il réduire le pouvoir des actionnaires ?

En partenariat avec la revue française de gestion (classée rang 2 FNEGE) et le projet NEMESIS – labellisation RFG

Bien que les sujets concernant l’entreprise soient peu évoqués dans la campagne présidentielle française, le débat sur les réformes de sa gouvernance face à l’urgence climatique est vif en Europe suite à l’initiative Gouvernance d’entreprise durable lancée par la Commission Européenne. L’évaluation de la performance sur la base de critères environnementaux et sociaux (ESG) se diffuse, introduisant un changement de paradigme puisque le profit est, depuis l’origine du capitalisme, le principal facteur de performance (Gomez, 2021). En France, la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise (RSE) a été inscrite dans le droit par la loi PACTE. Faut-il aller plus loin (et jusqu’où) en réformant la gouvernance des entreprises ? Cette contribution vise à clarifier le débat en présentant les analyses issues des principaux courants de pensée académiques.

Ne rien changer : le point de vue libéral « Friedmanien »

Milton Friedman (1970) affirmait que les dirigeants d’entreprise doivent « conduire l’entreprise selon les désirs des actionnaires, qui sont généralement de gagner le plus d’argent possible, tout en se conformant aux règles établies de la vie en société incarnées par la loi et par l’éthique ». L’entreprise ne devrait donc réaliser des actions à objectif environnemental que si elles servent l’intérêt des actionnaires : respecter le droit de l’environnement mais ne pas engager d’actions volontaires couteuses pour réduire les émissions de carbone sauf si cela bénéficie aux actionnaires en améliorant son image, en l’aidant à vendre, recruter ou obtenir des financements. Si les parties prenantes (actionnaires, clients, salariés…) souhaitent contribuer à la réduction des émissions carbonées, ils et elles peuvent agir à leur niveau ; si ces émissions constituent une menace pour l’humanité, l’Etat doit agir et changer la loi. Dans le cadre ainsi défini, la recherche du profit peut contribuer de façon décisive à préserver la planète en répondant à la demande d’innovation verte.

Des doutes sont ainsi émis sur la RSE et l’ESG (Bebchuck et Tallarita 2020):

  • L’intégration d’objectifs environnementaux relève essentiellement de la communication (greenwashing) et ne sera pas suivie d’actions concrètes, sauf compatibilité avec l’intérêt des actionnaires.
  • Elle aboutira à une réduction de la taille du « gâteau économique » en entraînant une dégradation de la performance des entreprises car la multiplicité d’objectifs complique la prise de décision managériale et rend moins efficace la surveillance exercée par les actionnaires sur les dirigeants.
  • L’illusion que les entreprises seraient prêtes à agir spontanément pour sauver la planète retarde la mise en place de réformes (taxe carbone…) ayant un véritable potentiel de préservation environnementale.

Pour résumer: les entreprises s’adapteront à l’évolution des attentes de leurs parties-prenantes mais le pouvoir doit être laissé aux actionnaires.

Faire grossir le gâteau pour tous : le capitalisme partenarial

Pour les promoteurs du capitalisme partenarial, l’intérêt des actionnaires n’est pas contraire à l’intégration d’objectifs autres que le profit car leurs attentes évoluent et ils souhaitent contribuer à résoudre les problèmes environnementaux (Edmans 2020). Mieux, cette évolution est de nature à accroître la taille du gâteau économique et à bénéficier à toutes les parties prenantes. Certaines études indiquent en effet que les entreprises qui mettent en œuvre des politiques environnementales ou sociales volontaristes ont de meilleures performances financières, bien qu’il n’y ait pas de consensus sur le sujet (Larcker 2020). Actionnaires et autres parties prenantes sont invités à dépasser les confrontations nocives sur le partage du gâteau économique selon lesquelles la mise en place d’actions pro-environnement (produits durables, réduction d’émissions) nuirait à l’intérêt des actionnaires ou, du côté des critiques du capitalisme, sauver la planète nécessiterait de réduire leur pouvoir et leur rémunération.

Dans cette optique, le profit n’est pas l’objectif premier mais la conséquence de l’utilité sociale de l’entreprise. Il n’est pas proposé de réforme de la gouvernance mais des adaptations : adoption et mise en œuvre d’une raison d’être ou mission visant à servir la société, rémunération des dirigeants basée sur des objectifs à long terme et intéressement des salariés. Le statut d’Entreprise à Mission proposé par la loi Pacte en constitue une bonne illustration.

Rendre l’entreprise plus « durable »

Selon cette école de pensée, le capitalisme actionnarial s’oppose à la protection de l’environnement à cause d’un horizon temporel inadéquat (Johnston et al. 2020). Les marchés financiers poussent les entreprises à privilégier les profits à court terme au détriment de la planète et de l’investissement dans l’innovation verte. Réorienter le capitalisme sur le long terme nécessite de modifier la régulation des marchés financiers et de réformer la gouvernance d’entreprise. Les mesures préconisées, potentiellement contraignantes, entraîneraient des modifications importantes: introduction d’objectifs liés au respect des limites de la planète et des droits humains, renforcement de la place des salariés dans les conseils d’administration, mise œuvre d’une stratégie « durable » sous la responsabilité du conseil d’administration avec contrôle formel par des experts externes, intégration de critères ESG dans la rémunération des dirigeants.

Notons cependant que l’hypothèse court-termiste est contestée sur les plans théorique (la valeur actionnariale intégrant par définition le long terme) et empirique, le court termisme des entreprises n’étant pas avéré (Roe 2018).

Changer de système : la critique radicale de l’entreprise capitaliste

Selon divers courants de pensée, le capitalisme aboutit à une impasse environnementale. La destruction de la planète n’est pas due à un horizon temporel inadapté mais est consubstantielle au capitalisme (Moore 2017). La critique marxiste ancienne (le capitalisme mourra de ses contradictions internes) est renouvelée par les écologistes radicaux (effondristes, décroissants) qui soulignent la contradiction entre limites finies de la planète et poursuite de la croissance. Dans ce cadre, RSE et ESG sont considérées comme servant à préserver le système en donnant l’illusion qu’il change.

Comment, dans cette optique, réformer l’entreprise ? Les solutions proposées relèvent essentiellement de la démocratie économique, courant qui remet en cause la propriété des entreprises par les seuls apporteurs de capitaux. Il conviendrait de modifier en profondeur la gouvernance en introduisant, par exemple, un bicamérisme avec deux chambres d’égal pouvoir, actionnaires d’un côté, salariés et  collectivités locales de l’autre. Imposer de telles réformes pose cependant des questions de faisabilité (contestations juridiques, fuite des capitaux) et d’efficacité. On peut certes imaginer de nouvelles formes d’entreprise mais divers statuts coopératifs existent déjà (SCIC, SCOP…) et leur capacité à contribuer significativement à répondre à l’urgence climatique n’est pas avérée.

Quelles réformes pour rendre l’entreprise plus verte?

Face à la crise écologique, les entreprises ne peuvent pas tout. Une action résolue de la puissance publique, appuyée par les citoyens et consommateurs, est indispensable pour changer les règles du jeu sur les marchés des biens et services (interdiction de technologies polluantes, taxes carbone, taxonomie verte) et l’on peut saluer à ce sujet les initiatives de l’Union Européenne. Par ailleurs, il semble contre-productif de moquer RSE et ESG comme de purs gadgets car, en dépit de leurs limites et de la réalité du greenwashing, elles répondent à l’évolution de la société et aux attentes des parties prenantes, contribuent à la prise de conscience écologique et stimulent des expérimentations.

Toute réforme de la gouvernance se heurtera au réel et s’avérera contre-productive si elle ne s’appuie pas sur un diagnostic solide. Il me semble souhaitable d’éviter deux écueils :

– Présenter les actionnaires comme, par nature, court termistes et ennemis de la planète. La recherche en finance nous indique qu’il s’agit de généralisations abusives. Les actionnaires sont divers et leurs attentes évoluent comme en témoignent le développement de la finance verte (même si beaucoup reste à faire pour clarifier son périmètre et son impact) et les succès de l’activisme actionnarial climatique.

– Nuire à l’innovation en sur-administrant l’entreprise. Régulé, le capitalisme peut contribuer de façon décisive à faire face à l’urgence environnementale par le processus de destruction créatrice en développant des technologies moins polluantes et l’économie circulaire mais ceci requiert des capitaux considérables. Comment les mobiliser efficacement si le pouvoir des actionnaires est réduit de façon autoritaire ou si la gouvernance est soumise à des réglementations trop pointilleuses ? Gardons-nous de casser la machine !

Il semble préférable de laisser les acteurs choisir entre les modèles de gouvernance possibles tout en encourageant avec volontarisme certaines évolutions : mieux réguler la finance verte et fiabiliser la mesure de performance extra-financière (ESG) ; réorienter la rémunération variable des dirigeants sur des objectifs de long terme ; développer l’actionnariat salarié et leur intéressement aux bénéfices ; rester ouvert à l’émergence de nouvelles formes de gouvernance.

Christophe Bonnet