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L’agriculture, une industrie d’extraction comme les autres ?

L’agriculture française est en crise. Le tableau offert est à la fois contrasté et paradoxale. Il reflète un désenchantement économique et social. La France a reculé de la seconde à la sixième place en tant qu’exportateur entre 1990 et 2022 tandis que la part des produits alimentaires inclus dans l’assiette des Français a augmenté, notamment celle de la viande et des fruits. Selon la commission des affaires économiques, si les causes de ce déclassement sont multiples, l’une d’entre elles est de considérer la montée en gamme de la « ferme France » comme LA solution à sa crise alors qu’il faudrait mieux l’accompagner dans ses investissements, soutenir l’innovation et repenser sa taxation. Les très récentes manifestations des agriculteurs font un douloureux écho à ce constat publié en 2022. Ces derniers dénoncent des exigences administratives pléthoriques et chronophages, des exigences réglementaires adossées aux politiques environnementales nationales et européennes financièrement insoutenables, des retards conséquents de paiements des aides issues de la Politique Agricole Commune et des conditions d’existence vécues souvent comme indignes en termes de revenus et de reconnaissance sociale. L’agriculture est inlassablement accusée de tuer la planète. Les syndicats agricoles reçus par le ministre de l’agriculture réclament ainsi de la simplification administrative, des délais écourtés d’instruction des projets et une réglementation qui fasse écho aux impératifs des métiers producteurs du vivant. Est également demandé le retrait de mesures écologiques, même si elles imposent des produits phytosanitaires moins délétères pour la santé et la biodiversité, le retrait des taxes de type « éco-contribution » et des politiques visant à rapprocher le mangeur du producteur (comme celle « De la ferme à la table » du Pacte vert). La profession s’inquiète également du vieillissement des exploitants agricoles et du risque que les départs ne soient pas remplacés par des arrivées, ainsi que des importantes différences de revenus entre et dans les filières.

Si « nourrir la planète » a un prix, une partie de ceux qui clament ce slogan et s’en réclament semble obéir à la logique de Jeff Cash, celle de l’uniformisation par la finance (nous empruntons le personnage à Orsenna et Cerquiglini). Cette logique n’obéit plus à l’adaptation perpétuelle des pratiques des agriculteurs et des éleveurs aux conditions de la production du vivant mais au placage des méthodes de l’industrie au champ : Maximisation de la production dans l’espace et le temps, toujours produire plus sur toujours moins de surface et sur des périodes toujours plus courtes et en continu. En voilà de beaux « K-pay/san ». Dans ces conditions, le vivant et ses caprices de croissances environnementalement dépendants importunent. Le parti pris n’est pas anodin car il remet en cause la justesse d’une partie des revendications du monde agricole. D’ailleurs, alors que la crise de l’agriculture concerne tous les types d’agriculture et d’élevage, tous les agriculteurs et éleveurs ne se joignent pas au cortège qui déambule dans les couloirs du ministère. L’agriculture est par nature écologique alors que plusieurs revendications « d’urgence » bafouent l’écologie dans un contexte de rupture des équilibres écologiques planétaires aux conséquences régionales impactant directement les agriculteurs. Il faudrait curer les cours d’eau (ceux qui n’ont pas déjà été comblés par les agriculteurs eux-mêmes, contrariant les écoulements ?), creuser des mégabassines (sans tenir compte de la géographie) quand le remplissage des nappes phréatiques surexploitées est devenu incertain à l’ère des sécheresses répétées et de l’augmentation généralisées des températures ? And so on, comme dirait Jeff. En d’autres mots, au blues, ce rythme à 4 saisons, a succédé le familier flouze, la rentrée d’argent à la petite semaine.

Si dans cette crise, il est question d’opportunités, elles ne concernent pas le partage des réflexions, des expériences, des innovations pour surmonter le défi climatique. Elles se réduisent au bilan comptable. Pourtant, l’agriculture, lorsqu’elle se déploie sur des espaces végétalisés, et l’élevage en prairies, offre à l’humanité des services écosystémiques qui réduisent son impact global en termes d’approvisionnement, de maintien et de régulation biophysiques (de la séquestration des gaz à effet de serres à la lutte contre l’érosion et au maintien de la biodiversité par évitement de l’artificialisation, etc.). Les sols ne sont-ils pas le second puits de carbone après les océans ? Si les rabat-joie du GIEC nous alertent, ils proposent également des pistes pour repenser nos activités. Et, sans doute plus que toutes les autres activités humaines, l’agriculture peut adopter et adapter de nouvelles pratiques aux effets rapidement bénéfiques pour tous. Ces nouvelles pratiques sont souvent regroupées sous le terme d’agroécologie (au sens large). L’écologie agricole au contraire de l’agriculture industrielle intègre fondamentalement le paramètre de la relation. De la plante au microbiote du substrat et à ses composants abiotiques. De l’animal à la plante. L’agriculture d’hier était une forme d’économie circulaire ou en tout cas tenait compte de la circularité de la matière, des contraintes imposées par les caractéristiques biophysiques du système. Elle ne dépendait pas (ou moins), comme les autres secteurs économiques, des injonctions des bréviaires destinés aux offices du Dieu optimum ou de la mise en travers d’un porte-conteneurs dans le canal de Suez. Nourrir le monde. C’est ce qui fut fait à l’heure de la pandémie alors que les navires marchands avaient dégagé l’horizon. Qui mieux qu’un agriculteur ou un éleveur dont l’openspace est un courant d’air du temps, peut nourrir en proximité (au moins en partie) si l’on a toujours décidé que le champ était en bout de semelle ? Pourtant, dans les revendications syndicales de la crise présente qui parlait de solutions agroécologiques (les haies sont problématiques comme les cours d’eau dans les surfaces plantées) ? Sinon socioagroécologique ? Qui identifiait les problématiques et les reliait aux urgences des crises en inscrivant des solutions dans l’immédiat pour répondre aux revendications des agriculteurs et en les liant à celles du temps plus long pour s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique ?

Qui parlait de transition ? Il est vrai que les autres rouages du système dans lequel agriculture et élevage sont insérés n’ont peut-être pas grand intérêt à considérer une transition dont un des maîtres mot est « rémunération juste ». Il est toujours plus facile d’être solidaire lorsque l’on sait que l’autre paie la facture. L’un des fondements de la crise des agriculteurs relève d’un sous système d’ajustement, l’ISO de la pauvreté. Pauvreté induite lorsque des offres commerciales alimentaires (notamment les Aliments Ultra Transformés des industries agroalimentaires omniprésent dans les linéaires de la grande et moyenne distribution) sont élaborées à partir de production obéissant à des cahiers des charges moins contraignants que ceux imposés aux producteurs du vivant français et européens. Il est ici question des manières de traiter les sols et les plantes, de nourrir les animaux, etc. Pauvreté car les droits et les coûts du travail ne sont pas comparables en deçà et au-delà des frontières. Pauvreté de la lecture du politique qui accepte volontairement de soumettre un pan entier de l’économie (de la culture ?) à des marchandages internationaux macroéconomiques et financiers.

Qui parlait de transition juste ? Une transition sociale et écologiquement juste car soucieuse des impacts socio-économiques des mesures associées à la transition bas carbone de nos manières de vivre. Une transition juste car il est nécessaire que les parties prenantes, y compris citoyennes, s’accordent sur les redéfinitions politiques, institutionnelles, réglementaires et économiques des actions la portant. La simple lecture économique du monde est dépassée. Il n’est pas question du tout « montée de gamme » agricole, version industrie du luxe même si cela peut s’appliquer partiellement à certains secteurs comme le vin et les spiritueux ou certains produits labellisés, mais du tout en innovation avec le nécessaire accompagnement que ce tout suppose. Si la société française et le reste du monde n’ont à supporter les errances cupides d’une agriculture intensives (et ses conséquences sociales, écologiques et sanitaires), l’agriculture ou plutôt les agricultures et les élevages n’ont à assumer, seuls, économiquement, socialement, écologiquement et sanitairement l’indispensable transition agroécologique de nos manières de produire nos aliments. Mais, à lire les revendications des acteurs les plus influents du monde agricole, l’agriculture continuera d’être une industrie d’extraction comme une autre. Non pas que la ressource une fois extraite ne puisse se renouveler mais que le complexe système biotique et abiotique qui permet sa régénération depuis des millénaires soit défaillant. Pour nourrir le monde sans sol fertile, il n’est nul besoin d’agriculteurs.

Laurent Tarnaud