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Et si on changeait notre modèle agricole ?

Sous-titre: Les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif, des organisations alternatives et disruptives d’une nécessaire transition économique, écologique et sociale

En partenariat avec la revue française de gestion (classée rang 2 FNEGE) et le projet NEMESIS – labellisation RFG

Le secteur agricole mérite d’être au cœur des débats politiques et scientifiques tant il cristallise nombre d’enjeux liés, vitaux et sensibles sur les plans environnementaux et sociétaux : sécurité sanitaire et alimentaire, accessibilité et durabilité des ressources alimentaires, résilience alimentaire, démocratie alimentaire, qualité des produits agricoles et labellisations, protection des ressources agricoles et de l’environnement, gestion et partage des espaces ruraux, transitions économiques, écologiques et sociales, etc. Il semble ainsi indispensable de penser des modèles à même de répondre à ces enjeux complexes, de ré-articuler le monde agricole à la société et de permettre un développement durable des territoires. Pour ce faire, il convient de questionner le modèle dominant d’agriculture industrielle dite intensive, fondée sur une rationalisation scientifique et technique des processus de production et sur la marchandisation des produits à une échelle mondiale. Car enfin, le déploiement de ce paradigme productiviste visait, dans les années 60, à répondre à la demande en approvisionnement de la population et à favoriser un rattrapage social du monde agricole. Or, l’enjeu de qualité (voire de santé) se substitue aujourd’hui en grande partie à celui de quantité – tout du moins dans les pays occidentaux – et la captation de la valeur à l’aval des filières empêche une juste rémunération des agriculteur.rice.s. Ce modèle échoue à suffisamment prendre en compte les dimensions environnementales et sociales en survalorisant la dimension économique. Il s’appuie sur un monde agricole ultra-structuré et hiérarchisé constitué d’acteurs dominants que sont les grands groupes coopératifs agricoles internationalisés et filialisés, les grandes entreprises agro-alimentaires et des acteurs politiques et professionnels majoritaires agricoles qui empêchent des transitions profondes et rapides. Bien que ce modèle persiste, soutenu politiquement et économiquement, il est déstabilisé par des problématiques sociales, environnementales et territoriales profondes qui prennent racine dans la baisse continue du nombre d’agriculteur.rice.s (divisée par 4 en 40 ans). Citons comme principales problématiques du secteur la recomposition de l’identité professionnelle des agriculteur.rice.s et leur place dans la société, la transformation des modèles agricoles – i.e. des exploitations, du travail, de la famille, les impacts des différents modèles agricoles face à des injonctions fortes de changements pro-environnementaux, les problématiques d’installation et de transmission, ou encore la nécessité de participer au développement local et de tisser des liens avec les politiques publiques locales.

À notre sens, les chercheur.e.s en Sciences de Gestion, à travers une exploration des différentes formes d’organisations et de management, peuvent, dans une visée transformatrice, accompagner les transitions des organisations, des secteurs d’activités, des territoires ou encore des politiques publiques. Parce que nous concluons à une forme d’échec du modèle agricole dominant, nous explorons les formes d’action collective alternatives. Cette critique des modèles de production, de coopération, de transformation et de distribution dans le secteur agricole se traduit ainsi par un pas de côté réalisé afin d’observer et de penser les modèles organisationnels alternatifs en capacité de répondre aux enjeux évoqués précédemment. Des modèles de gouvernance à même d’assurer la mise en place d’une coopération agricole participative et démocratique favorisant l’autonomisation et la responsabilisation des parties prenantes. Des modèles d’affaires porteurs d’innovations dans la production, la répartition et la distribution de la valeur permettant de répondre aux enjeux de justice sociale. Des modèles assurant la cohérence entre les valeurs et principes portés au sein de l’organisation et la mise en place de pratiques de ressources humaines émancipatrices. Des modèles réinterrogeant le travail agricole mais également l’entrepreneuriat agricole au sein de collectifs solidaires d’agriculteur.rice.s. Des modèles au cœur de nouvelles formes de coopération territoriale permettant la construction de systèmes agri-alimentaires acceptant les tensions de durabilité nécessaires à la transition.

Dans cette perspective de recherche de modèles organisationnels alternatifs et disruptifs, les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (les SCIC)[1] apparaissent porteuses d’innovation et de solutions durables pour le secteur agricole. « De forme privée et d’intérêt général, la SCIC est une nouvelle forme d’entreprise coopérative [créée en 2001] qui permet d’associer celles et ceux qui, salariés, usagers, bénévoles, collectivités publiques, entreprises, associations…, veulent agir ensemble dans un même projet de développement local et durable » ((Margado 2002: 19). Issue du champ de l’économie sociale et solidaire, la SCIC inclut plus d’une catégorie de membres, notamment des consommateur.rice.s, producteur.rice.s et travailleur.euse.s. En cela il s’agit d’une innovation organisationnelle dans le monde des coopératives et d’une véritable « rupture » avec le modèle coopératif agricole traditionnel au sein duquel la coopérative est exclusivement centrée sur la réponse aux besoins économiques des agriculteur.rice.s. Les SCIC formalisent dans leur statut une forme de bien commun et permettent ainsi l’émergence de systèmes agri-alimentaires territoriaux écologiques. Elles répondent ainsi à différents défis du secteur, tels que l’accès au foncier et l’accompagnement à l’installation en agro-écologie de nouveaux entrants en agriculture (Terres Citoyennes Albigeoises ; La Ceinture Verte) ; la structuration de filières en Agriculture Biologique en circuits courts locaux (GRAP) ; un meilleur partage de la valeur dans les filières initié non seulement par les producteur.rice.s mais également par les consommateur.rice.s (C’est qui le Patron). Les SCIC peuvent également faire entrer au capital les collectivités territoriales, passant du paradigme du « guichet de financement » (subventions, appels à projet) à un investissement structurant permettant une véritable co-création de l’action publique locale avec les citoyen.ne.s. Elles portent également un renouvellement de la pensée coopérative agricole et une ré-appropriation du collectif. Cela passe par des pratiques démocratiques et émancipatrices donnant le pouvoir aux agriculteur.rice.s dans toute leur diversité et leur permettant de se former et d’intégrer les enjeux de gouvernance ; une transparence et des choix collectifs sur les « prix justes », qu’il s’agisse de vente de services, de produits ou des salaires. Elles peuvent ainsi favoriser le développement de fermes collectives d’envergure en le accompagnant dans leur développement, la mutualisation de services support et la gestion du collectif. Enfin, les SCIC permettent une sécurisation des parcours d’entrepreneur.e.s agricoles à travers les modèles de CAE-SCIC (Coopératives d’Activités et d’Emplois). Elles soutiennent d’autres modèles d’installation et de transmission sous des formes collectives et renforcent l’ancrage des fermes

sur leur territoire en permettant l’accueil d’autres activités non agricoles (résidences artistiques, évènementiel, friperie, magasins, etc.).

Les SCIC, à travers leur modèle d’agriculture nourricière, locale et agro-écologique, portent, sur l’ensemble des filières agricoles, de nouvelles réponses, vectrices d’innovation sociale, économique et environnementale. Reste à faire (re)connaître ces organisations et à accompagner leur développement, leur pérennisation et leur essaimage sur les territoires afin de favoriser la nécessaire transition.

Charlène Arnaud et Pascale Château-Terrisse

Référence

[1] Ce programme de recherche est soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (projet Jeune Chercheur Jeune Chercheuse coordonné par Charlène Arnaud sur 2022-2026) et par l’Agence de l’Environnement et De la Maîtrise de l’Énergie (projet Transition Économique Écologique et Sociale coordonné par Pascale Château-Terrisse sur 2022-2024). Les chercheur.e.s participant au programme de recherche sont : Frédérique Allard, Julien Brailly, Ketty Bravo, Anne-Laure Gatignon-Turnau, Myriam Kessari, Raphaële Peres, Magdalena Potz, Sarah Serval, Maël Sommer, Pierre Triboulet et Marie-Anne Verdier.