Permettez-moi de débuter en rappelant que nous connaissons tous le contexte qui a conduit à renouveler les instances de la Fondation Nationale des Sciences Politiques comme de l’Institut d’Etudes Politiques. Je ne m’y attarde pas. Mais je tiens simplement à ce qu’on n’oublie pas, comme la presse le fait trop souvent, que Sciences Po c’est aussi un corps social qui regroupe des professeurs, des personnels administratifs, des communautés et, bien sûr, des étudiants. Il faut donc d’abord leur rendre hommage, alors que la crise qui s’est enclenchée depuis janvier ne peut qu’avoir très profondément perturbé l’organisation. Les équipes qui oeuvrent dans un tel contexte au quotidien à tenir vaille que vaille la barre méritent d’abord une véritable reconnaissance. Il n’est en effet jamais facile d’ouvrir le journal ou son ordinateur en se demandant quel ciel va à nouveau tomber sur la tête de cette institution qui vous tient à cœur et à laquelle vous donnez, tout en vous demandant de quoi le lendemain sera fait. Cela ne peut aussi que conduire à alimenter un certain sentiment d’injustice. Cela mérite d’être dit et d’être rappelé, alors qu’avec le décès de Richard Descoings et les moments difficiles traversés, la maison Sciences Po semblait être revenue à une situation apaisée.
Je poursuis avec un brin d’humour en reprenant la formule que j’ai écrite sur mon compte Twitter : « 20 ans après mon Doctorat et mon entrée dans l’enseignement supérieur et la recherche, je cherchais un poste cohérent avec mon expérience et mes compétences. A l’évidence Sciences Po avait le profil ». Si je dis un brin d’humour, c’est parce que finalement me porter candidat aujourd’hui à la direction de Sciences Po procède d’abord d’un sentiment d’urgence, voire d’un impératif. Les motifs sont multiples et justifient d’abord de revenir rapidement sur la transformation connue par Sciences Po.
Un peu d’histoire
Sciences Po, nous le savons tous, est une institution à part, unique dans le paysage national et international. Cette singularité est évidemment d’abord liée à son histoire, et quelle histoire ! Je ne reviendrai pas sur ce projet de Faculté libre des sciences politiques d’Emile Boutmy devenue l’Ecole libre des Sciences Politiques. Un projet élaboré sur les cendres de la défaite et de la commune. Cette histoire irrigue l’esprit Sciences Po, depuis l’amphi Boutmy jusqu’à l’Emile, le magazine édité par l’association des anciens élèves de Sciences Po. En d’autres termes l’esprit de Boutmy est partout et il fascine !
En faisant le choix d’une croissance très rapide sous l’impulsion de Richard Descoings afin de s’inscrire dans la dynamique de globalisation que j’évoquais précédemment mais aussi parce que depuis longtemps Sciences Po était à l’étroit dans ses locaux parisiens et que beaucoup militaient pour un autre paradigme stratégique en termes de développement, les temps stratégiques ont changé. Il était ainsi inévitable que Sciences Po soit contraint de renoncer au moins en partie à son histoire et à sa singularité. Et c’est ainsi que de multiples manières, Sciences Po s’est soumis à d’autres règles du jeu, au point d’entendre souvent les anciens dire qu’ils ne reconnaissent plus leur « Sciences Po ». Ainsi, ; Sciences Po c’est aujourd’hui la prise en compte des critères de reconnaissance internationale ; la structuration de l’offre autour des 3 niveaux L (Bachelor), M (Master) et D (Doctorat) ; c’est désormais un collège universitaire réparti sur 7 campus au total, dont 6 en province développés avec l’appui des collectivités territoriales, chacun de ces campus spécialisant les étudiants sur l’étude et la compréhension d’une aire géographique mondiale ; c’est enfin, en L, cette année obligatoire à l’étranger pour tous les étudiants du collège universitaire. Vous le voyez, on est loin de l’image communément accolée à Sciences Po et qui faisait suite aux évolutions impulsées en 1945 : être l’antichambre de l’ENA, avec la préparation au concours d’entrée (la fameuse « prép’ENA »). Les développements très volontaristes de Richard Descoings puis leur rationalisation sous le Directorat de Frédéric Mion ont donc conduit à un autre Sciences Po, qui accueille aujourd’hui 14000 étudiants dont 50% d’étudiants étrangers. Indéniablement, le moins que l’on puisse dire, c’est que le changement de paradigme stratégique a été effectif !
Dans un tel cas, la difficulté pour Sciences Po — comme pour d’autres institutions engagées dans une dynamique très rapide de globalisation – c’est de composer avec une identité forte tout en se projetant dans des développements vers des territoires radicalement neufs. Ici, Sciences Po constitue un cas unique : le génie de Richard Descoings a été de porter une transformation cohérente avec le projet originel d’Emile Boutmy de former autrement l’élite nouvelle, dans un contexte de profonds bouleversements économiques, sociaux, politiques, technologiques… « Le moins que l’on puisse attendre d’un homme cultivé, c’est qu’il connaisse son temps », professait Boutmy. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec les Directorats d’Alain Lancelot puis de Richard Descoings, Sciences Po n’est pas resté en retard sur son temps ! Ainsi, comme le rappelle Raphaëlle Bacqué dans son ouvrage « Richie », Alain Lancelot, le prédécesseur de Richard Descoings, avait compris que la conjugaison de l’ordinateur individuel, de la financiarisation, de la montée en puissance de l’Europe et de l’essor des banlieues allait aboutir à une contestation radicale des élites. Autrement dit, de l’État.
Et c’est pourquoi je parle ici de génie de Richard Descoings : par maints égards, transformer Sciences Po comme il l’a fait, c’était la double garantie d’être fidèle à l’esprit de Boutmy et donc à l’histoire de Sciences Po, dans un contexte où l’immobilisme était interdit au risque sinon de voir réapparaître le fantôme d’une sorte de bis repetita de la nationalisation sanction de 1945 avec les grands regroupements universitaires qui se profilaient au mitan des années 2000 à l’horizon. Et c’est bien là le véritable paradoxe Sciences Po : de figure honnie par le Conseil National de la Résistance en 1945, Sciences Po dans les années 2000 est devenu une sorte de modèle idéal pour des universités promises à goûter à partir de mai 2007 aux joies de l’autonomie ! En soi, une telle histoire exceptionnelle ne peut que stimuler le désir de se porter candidat à diriger Sciences Po.
Ces précisions ayant été apportées, je peux en venir aux motifs plus précis de ma candidature. Ils sont au nombre de trois.
Les principaux motifs de ma candidature
Le premier de ces motifs, c’est que Sciences Po s’est aujourd’hui engagé dans une course où certains acteurs bénéficient de budgets dix à vingt fois supérieur au sien. Que l’on pense par exemple à l’université d’Harvard ! Dans une telle situation, la tentation peut être grande de faire croître les effectifs, en particulier au niveau du collège universitaire, pour augmenter les recettes. Et elle est assurément d’autant plus grande que l’institution est engagée dans des projets immobiliers importants, comme c’est le cas avec l’Hôtel de l’Artillerie. Or, on connaît les risques de cette stratégie que sont également contraintes d’emprunter nombre d’écoles de management : comment continuer à assurer une sélection des étudiants de telle sorte que la réputation et le prestige de l’institution ne soient pas mis en péril par l’augmentation des effectifs ? Comment continuer à assurer l’excellence de la sélection et de la formation quand il faut faire vivre sept campus distincts ? Comment réussir ceci alors que simultanément les injonctions sont (très) fortes pour accueillir 30% d’étudiants boursiers au nom de l’ouverture sociale ? Je pourrais ici multiplier les sujets qui sont autant de risques désormais pour Sciences Po de voir son image d’établissement d’élite progressivement se ternir. Et plusieurs éléments convergent pour susciter l‘inquiétude de ce point de vue, comme par exemple la disparition des écrits au concours d’entrée. Comment en effet, dans ce cadre, continuer à assurer un recrutement authentiquement méritocratique et républicain ? Voilà quelques-uns des défis qui peuvent justifier une candidature quand on juge que sa propre expérience peut être utile.
Le deuxième de ces motifs, c’est qu’il me semble que dans l’ADN de Sciences Po, en dépit de la création encore récente d’une l’Ecole du Management et de l’Innovation, on peine encore à mesurer combien les sciences de gestion et du management constituent de fait la nouvelle science morale et politique des temps présents. Il faut bien comprendre ici que les objets dont traitent les sciences sont le management, l’organisation, la conduite de l’action collective finalisée. Pour être plus précis, elles sont les technosciences de la création de la confiance face à l’incertitude. Comment ne pas être surpris que alors que dans le corps professoral de Sciences Po, il n’y ait pour ainsi dire aucun professeur de sciences de gestion et du management ? Comment imaginer, alors que la raison d’être de Sciences Po, c’est de travailler sur la puissance, qu’elle soit publique ou privée, nationale ou internationale, que ceci pourrait sans dommages exclure les sciences du management, leurs concepts, leurs grilles de lecture ?
De ce point de vue, les programmes doctoraux de Sciences Po sont éloquents : 5 programmes doctoraux sont structurés aujourd’hui autour des disciplines bien évidemment majeures que sont le droit, l’économie, l’histoire, les sciences politiques et la sociologie. Voilà qui ne peut rendre que plus criante l’absence des sciences de gestion et du management, pourtant partout parfaitement légitimes, dans toutes les institutions habilitées à délivrer des Doctorats. De manière symptomatique, la crise sanitaire a pourtant démontré combien les défaillances de l’État étaient d’abord des défaillances de management, dans le secteur de la santé comme ailleurs. Et encore la crise sanitaire n’est-elle que l’une de nos innombrables crises actuelles, dont je ne vois pas comment on peut espérer en comprendre les mécanismes sans recourir aux sciences de gestion et du management. N’est-ce pas d’ailleurs ce dont témoigne la disparition de l’ENA et la création de l’ISP ? Face à une telle situation, il aurait été confortable de juger qu’à tout bien considéré, j’étais aussi bien là où j’exerce et où je m’épanouis. Mais la haute considération que j’ai pour ma fonction de Professeur des universités m’interdit de penser selon un principe de confort. Enfin, j’ajoute que j’ai pu mesurer à d’innombrables occasions que la méconnaissance des sciences du management reste la chose la mieux partagée par les élites françaises, qu’elles soient d’ailleurs politiques, économiques et industrielles, judiciaires, ou encore médiatiques. A titre plus personnel, c’est ce qui m’a conduit à intégrer la réserve citoyenne de la Gendarmerie nationale lorsque cela me l’a été proposé. C’est aussi ce qui me conduit à souhaiter m’engager à la direction de Sciences : à l’heure des risques cyber, du RGPD, des conflits de juridictions entre Etats-Unis, Chine et Europe, il me semble qu’il est d’intérêt supérieur pour la Nation que des spécialistes de sciences du management s’impliquent dans les enseignements et les recherches menées à Sciences Po.
Le troisième de ces motifs, c’est la singularité institutionnelle de Sciences Po en termes de gouvernance depuis 1945 : l’Institut d’Etudes Politiques d’un côté, la Fondation Nationale des Sciences Politiques de l’autre. Ainsi, au plan de sa gouvernance, Sciences Po est très critiqué au motif de pratiques qui privilégieraient l’entre soi et en raison de ce qui est jugé comme étant une véritable aberration institutionnelle. Je note que ces critiques révèlent peut-être une méconnaissance : d’abord, de l’histoire de l’Ecole Libre des Sciences Politiques, quand elle est devenue Sciences Po et des motifs qui ont justifié cette architecture institutionnelle originale ; ensuite, du sujet même de la gouvernance qui mériterait en soi de longs développements, articulant le sujet des mandats croisés dans les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 et d’ailleurs… Sur de tels sujets très sensibles et délicats, on doit d’abord se méfier des jugements hâtifs, au risque de laisser le bébé être emporté avec l’eau du bain. Pour ma part, là où beaucoup voient dans cette gouvernance originale un anachronisme et une faiblesse, je considère au contraire qu’il s’agit d’une situation parfaitement singulière qui fait de Sciences Po bien plus qu’une école, une université, une organisation de plus dans le paysage de l’enseignement supérieur mais bien une institution d’exception.
Rappelons en effet que depuis 1945, la FNSP a pour mission la recherche, la publication, la diffusion des sciences politiques. Avec aujourd’hui plus d’une dizaine de revues parmi les plus influentes et prestigieuses au niveau national et international (Revue française de Sciences Politiques, Revue économique, Revue française de sociologie, etc.) et près d’une vingtaine de collections d’ouvrages, la FNSP est aujourd’hui de fait un acteur majeur de l’édition universitaire en Sciences Humaines et Sociales. Cette singularité, j’y reviendrai quand nous évoquerons mon projet, constitue une arme stratégique majeure pour répondre aux défis tels qu’ils se présentent aujourd’hui à Sciences Po. Et dans tous les cas, parce qu’eil constitue un réservoir considérable d’influence et de régénération stratégique, ce fonds éditorial et scientifique des presses de la Fondation nationale des sciences politiques a justifié pour moi d’examiner très sérieusement l’hypothèse d’une candidature : parce qu’à nouveau, c’est sans doute avec l’avenir de Sciences Po une part de notre souveraineté scientifique dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales qui se joue aujourd’hui.
Mon intime conviction, c’est que sur ces trois dimensions je peux être utile à cette grande et belle maison qu’est Sciences Po.
Enfin, décider de se porter candidat à aux fonctions de directeur de IEP et d’administrateur de la FNSP, procède aussi de ressorts plus personnels. Ayant été confronté par mes propres travaux de recherche aux sujets de la financiarisation des stratégies, des problématiques associées au pilotage des grands groupes multinationaux et diversifiés, aux scandales médiatiques et de gouvernance, il n’est finalement que de pure logique que j’ai souhaité me porter candidat. Je me suis en effet personnellement impliqué dans des sujets sensibles, lorsque j’ai jugé que l’essentiel était en jeu et que la justice par exemple n’était pas en mesure d’accomplir son travail faute d’une expertise suffisante en sciences de gestion et du management.
Mes collègues pourraient en témoigner, je crois : je suis un professeur engagé. Parce que je place très haut à l’agenda les valeurs d’intégrité, depuis toujours. Or, à l’heure de « me too » et autres « balance ton porc », il semble que c’est désormais l’ensemble de la société qui partage cette idée force selon laquelle l’intégrité peut et doit être la première des qualités lorsque l’on prétend conduire la destinée d’une action qui ne peut être conçue que comme collective.
J’espère avoir cette qualité.