Articles

Chaînes logistiques : à la merci de grains de sable

Fin mars 2021, en pleine crise de la Covid-19, le porte-conteneurs géant Ever Given transportant 20 000 caisses a bloqué le Canal de Suez pendant une semaine, en paralysant une route essentielle pour le commerce mondial. Le porte-conteneur de 400 mètres, propriété d’Evergreen, a été déporté par une simple rafale de vent, avant de se mettre en travers des 300 mètres de largeur du Canal. A la clé, c’est plus de 10 % du trafic maritime planétaire qui s’est arrêté instantanément, avec un hallucinant embouteillage de plusieurs centaines de navires attendant de transiter par cet axe de circulation majeur qui relie l’Asie à l’Europe. Certes, après avoir été ensablé devant les TV du monde entier, le navire a pu être remis à flot rapidement et mis en sécurité vers la zone des lacs pour une inspection technique. Il n’empêche que nombre d’observateurs ont pris conscience de visu d’une incroyable vulnérabilité des chaînes logistiques confrontées à un modeste grain de sable.

Force est d’admettre au demeurant que les chiffres alors évoqués donnent le vertige. Chaque jour de blocage du Canal de Suez a perturbé un flux de produits d’une valeur globale de plus de 9 milliards de dollars, soit 400 millions de dollars par heure. Ceci explique sans doute qu’au moins dix pétroliers et porte-conteneurs aient changé de cap pendant la semaine de blocage pour contourner l’embouteillage, dont deux navires américains transportant du gaz naturel. La crise a manifestement renforcé les inquiétudes concernant les chaînes logistiques mondialisées, déjà sous le feu de l’actualité dès le début de la pandémie, en février 2020 (Haren et Simchi-Levi, 2020). Toutefois, autant d’aucuns pensent que l’après-Covid-19 permettra de revenir à une situation plus sereine, autant « l’incident de Suez » souligne que des fragilités structurelles vont rester présentes durablement, et plus encore si l’on pense aux menaces terroristes qui pèsent sur les goulets d’étranglement logistiques tels que le Canal de Suez.

Du conteneur à la « logistisation » du monde

Telle est désormais la réalité du monde : les économies interconnectées sont désormais à la merci de ruptures plus ou moins dramatiques dans la mise à disposition des produits finis au client final. Parfois dramatiques, en effet, quand lesdites ruptures concernent des médicaments vitaux, des respirateurs artificiels ou des masques de protection, au risque d’entraîner la mort de milliers de patients en détresse respiratoire. Sans aller jusque-là, les ruptures en composants et en pièces élémentaires, quoi qu’il arrive, menacent le fonctionnement de secteurs entiers faute d’une alimentation continue, sans à-coups, des unités d’assemblage. De ce point de vue, il est tout à fait symptomatique que le conteneur soit au cœur d’un véritable asservissement, alors même qu’il avait été pensé pour nous libérer des contraintes liées à la rupture de traction portuaire (Levinson, 2016).

Le conteneur entendu comme unité de charge constitue en effet l’une des plus parfaites illustrations de l’accès facilité à un espace mondialisé d’échanges, voire du processus de « logistisation » du monde, pour reprendre l’expression forgée par Fabbe-Costes et Rouquet (2019). On pourra rétorquer que cette logistisation n’est que le fruit d’une mondialisation à outrance, et en partie incontrôlée, née du néo-libéralisme triomphant. Une telle vision est loin d’être idéologiquement connotée ; elle correspond à une évolution économique incontestable dont certains effets, il faut en convenir, sont également positifs. Sans nier l’importance d’une vision critique de l’évolution contemporaine des chaînes globales de valeur, il faut en effet reconnaître que la conteneurisation reste à l’origine de la création d’une plus grande valeur (dont la répartition peut, en revanche, être discutée quant à son équité).

Le porte-conteneurs de 220 000 tonnes qui s’est placé maladroitement en diagonale du Canal de Suez au début du printemps 2021 s’inscrit ainsi dans une trajectoire historique marquée par des innovations logistiques majeures en matière de massification extrême, dont les effets sur le transport maritime ont été spectaculaires, singulièrement quant au gigantisme des moyens de traction et de baisse corrélative des coûts unitaires de transport (Cho et Lee, 2020). Grâce à la conteneurisation, l’accès facilité à une production – et une distribution – de masse dans un nombre croissant de pays, parfois localisés à la périphérie des grands axes de circulation, est devenu une réalité, y compris en sortant leurs populations d’une pauvreté séculaire. En bref, il n’est pas trop fort de parler de « révolution » en marche dont la juste mesure n’a pas encore été prise, mais dont la fragilité interroge également tout autant.

Un réveil du politique ?

Les dirigeants politiques de nombreux pays commencent toutefois à saisir les enjeux d’une telle « révolution » en vue de positionner le plus efficacement possible leurs entreprises dans les chaînes logistiques, et ne pas rester à l’écart des flux d’échange, tant de matières premières que de composants et de produits finis. En effet, comme on le sait, toute mise à distance des principaux nœuds d’échanges signifie à terme un possible déclassement économique, à l’image des territoires « abandonnés » qui ont été le ferment de la crise des Gilets Jaunes. Au demeurant, il est symbolique que lesdits Gilets Jaunes aient occupé des centaines de ronds-points pendant de longues semaines, en bloquant ainsi des micro-nœuds logistiques essentiels, notamment pour l’approvisionnement des unités commerciales (Fulconis et Paché, 2019). En bref, une kyrielle de petits grains de sable qui ont paralysé un pays, comme un modeste porte-conteneurs a réussi à paralyser une partie du commerce mondial.

L’intérêt porté par le politique au management des chaînes logistiques fut longtemps inexistant. Toutefois, les lignes bougent et nul doute que les fragilités mises à nu participent à une réelle prise de conscience. La France est l’un des précurseurs en la matière, avec un rapport remis au Premier Ministre de l’époque, en septembre 2019, relatif aux actions à conduire pour améliorer la compétitivité logistique au service des entreprises industrielles et commerciales. On notera parmi les préconisations les plus remarquables dudit rapport : le développement d’une fiscalité favorisant la création et la modernisation des entrepôts et plates-formes ; la facilitation d’un passage rapide des biens au niveau des ports ; ou encore, la planification d’un aménagement multimodal de grands espaces logistiques, de manière coordonnée, au niveau des différents axes radiaux. L’heure est-elle advenue pour le politique de sortir de son « grand sommeil » ? Seul l’avenir nous le dira.

Gilles Paché

Références

Cho, H., et Lee, J. (2020), Does transportation size matter for competitiveness in the logistics industry? The cases of maritime and air transportation, Asian Journal of Shipping & Logistics, Vol. 36, n° 4, pp. 214-223.

Fabbe-Costes, N., et Rouquet, A., éds. (2019), La logistisation du monde : chroniques sur une révolution en cours, Presses Universitaires de Provence, Aix-en-Provence.

Fulconis, F., et Paché, G. (2019), Transgression des normes de circulation : la face cachée de la révolte des Gilets Jaunes, Management & Sciences Sociales, n° 27, pp. 90-105.

Haren, P., et Simchi-Levi, D. (2020), How coronavirus could impact the global supply chain by mid-March, Harvard Business Review, 28 février.

Levinson, M. (2016), The box: how the shipping container made the world smaller and the world economy bigger, Princeton University Press, Princeton (NJ), 2e éd.