Le désastre actuel causé par la covid_19 constitue le facteur mondial de déstabilisation de nos sociétés. En effet, la réponse à la crise sanitaire nécessite des mesures paradoxales. Le paradoxe réside dans l’écart entre la simplicité d’énonciation du problème et la difficulté de mise en œuvre de solutions. Le processus de vaccination en constitue une bonne illustration. Il est aisé d’annoncer que l’ensemble de la population sera vacciné, il est plus délicat de le mettre en œuvre. Ajoutons que ce désastre se produit dans un monde pour lequel les perceptions s’avèrent aussi importantes que les faits, si ce n’est plus. Les vagues d’informations propagées sur les réseaux sociaux constituent un des facteurs favorisant cette bascule.
Pour faire face, les administrations publiques comme privées ont mis en œuvre des moyens. Dans de nombreux pays occidentaux, ces moyens relèvent d’une approche stratégique que l’on qualifiera de « dominante ». C’est-à-dire, une planification centralisée se déclinant en modes d’actions qui seront réalisés par les niveaux subalternes. Ces niveaux à leur tour, déclineront les consignes reçues et intimeront des directives aux niveaux hiérarchiques inférieurs. Le déroulement de ce mécanisme sera alors fonction de la longueur de la chaine hiérarchique. Ce processus stratégique fondé sur la planification a largement fait ses preuves dans de nombreuses situations, et constitue d’ailleurs le fondement de l’action régalienne. Cependant, pour que la stratégie soit efficace, elle doit être globale et intégrer l’ensemble des composants de l’environnement. Parmi ces composants, les différentes technologies numériques jouent un rôle vital. Ces technologies concernent autant les systèmes d’information des administrations, la prise en compte des administrés, que les flux d’informations issus des réseaux sociaux précédemment évoqués.
Les « nouvelles » technologies
De manière logique, le management des technologies numériques, selon une stratégie de puissance, nécessite une maîtrise complète de ces technologies, tant au niveau de la conception et de la production, qu’au niveau des compétences d’emplois. C’est ici qu’on observe une inadéquation majeure. Dans une posture d’humilité, il convient de reconnaitre qu’une grande partie de nos administrations ne disposent pas d’une maîtrise complète de ces technologies. Le cas de la difficulté de mise en œuvre du concept de cloud souverain peut d’ailleurs servir d’illustration.
Pour autant, la lutte face au covid_19 doit se poursuivre et aboutir. Aussi, nous proposons d’adopter vis-à-vis de ces technologies une stratégie « d’insurgé » (Galula, 2008). C’est-à-dire une stratégie qui postule que la position de l’acteur ne permet pas le contrôle complet de son environnement et que plus concrètement, dans un rapport fort / faible, l’acteur agissant est le faible. Ce type de stratégie a pourtant souvent mené à la victoire et les différents groupes employant ces méthodes (rebelles, insurgés, révolutionnaires etc.) ont remporté des succès. En regardant bien les stratégies employées, elles divergent fondamentalement de la stratégie de puissance évoquée plus haut, fondée sur la planification stratégique. Agilité, adaptation, acceptation des échecs tactiques et saisie d’opportunités non anticipées, utilisation de la foule comme levier d’action, constituent une partie des éléments de ce type de stratégie, qui pourrait être utilisé pour des actions liées à l’environnement numérique. A la différence du développement d’une application dédiée à la gestion de certains aspects de la crise, la stratégie d’insurgé consisterait à rechercher parmi les applications déjà existantes, celles dont l’objet pourrait être détourné pour répondre à un objectif associé à la gestion de la crise. Il s’agirait donc d’investir cette application pour faire infléchir son usage vers les objectifs voulus. Dans le cadre d’une action régalienne, cette inflexion peut, et même se doit, de se faire en toute transparence couplée à une communication bien adaptée. Agir ainsi en insurgé numérique peut toutefois soulever encore des questions non résolues à ce jour. L’insurgé possède toujours, par exemple, un sanctuaire, c’est-à-dire un lieu dans lequel il peut se reconstruire sereinement. Dans le monde physique, il peut s’agir d’un maquis, d’une réserve forestière ou d’une ville. Dans le domaine du numérique, ce sanctuaire reste à définir, voire à imaginer. C’est une belle piste de recherche.
Stratégie d’insurgés
Revenons au désastre covid_19, et demandons-nous comment cette idée de stratégie d’insurgé peut participer à la résolution ou du moins à l’atténuation des effets de cette pandémie ? Un axe de solution pourrait être de mêler la stratégie de « dominant » pour, par exemple, réserver des lieux physiques dédiés à la vaccination et une stratégie d’insurgé pour gérer la partie numérique de management des données, qu’elles soient issues du monde physique ou du monde des réseaux sociaux. De manière plus concise, il s’agit de mettre en œuvre une stratégie hybride.
La notion d’hybridité n’est pas récente et pourtant elle demeure toujours d’actualité et sa mise en pratique dans le cadre d’une volonté délibérée s’avère délicate. Etymologiquement, hybride renvoie à la notion de « sangs mêlés », c’est-à-dire à l’unification en un même construit d’éléments d’origines différentes si ce n’est contradictoire. L’aspect contradictoire est lui issu du terme grec « d’hubris » signifiant l’excès. Si l’on prend en compte le construit conteneur de l’hybride, l’hybridité peut se décliner à plusieurs niveaux. Au niveau de l’organisation et comme l’indique Lobre (2021), l’hybridité organisationnelle peut se résumer à l’idée suivante : « Un contradictoire interne construit en réponse stratégique à un contradictoire environnemental imposé ». Au niveau des équipes, l’hybridité renverra à la composition d’équipes formées d’individus aux caractéristiques comportementales et aux compétences profondément différentes. Se pose enfin la question de l’hybridité cognitive. Peut-on combiner plusieurs logiques et passer de l’une à l’autre, voire créer des synergies au sein d’un même individu ? Cette question peu abordée est pourtant déterminante. En effet, dans le cadre de la hiérarchie d’une organisation, si chaque décideur ne peut supporter qu’un seul mode de raisonnement, soit le dirigeant privilégiera un mode à un autre, soit une direction collégiale sera nécessaire, ceci n’évitant d’ailleurs pas de ne suivre finalement qu’un seul mode de raisonnement.
Si l’on revient au concept de stratégies d’insurgés, le principal cas pour lequel il y a eu cohabitation de logiques différentes est celui dans lequel un dominant luttant contre un insurgé adopte, aux côtés de sa stratégie conventionnelle, une stratégie de contre insurrection (Nagl, 2002). Or, cette dernière approche nécessite de s’adapter et donc d’adopter également une stratégie d’insurgé. De nombreux exemples de l’emploi d’une double stratégie ont alors fait apparaitre une cohabitation plus qu’une hybridation. L’organisation suit une stratégie conventionnelle et une partie de l’organisation une stratégie d’insurgé. Une coordination est alors menée à une niveau hiérarchique élevé. Mais l’orientation principale demeure la stratégie conventionnelle. La stratégie américaine lors de la guerre du Vietnam illustre cette cohabitation. Il pourrait être intéressant de chercher dans l’histoire les différents types d’hybridation stratégiques. Le cas évoqué par K. Lobre du secteur coopératif bancaire français en constitue une piste.
Il n’en demeure pas moins que réussir cette hybridation constitue, de notre point de vue, une voie essentielle pour faire face au contexte actuel. Il s’agit donc de développer la faculté de mener à la fois une stratégie de fort et une stratégie de faible. D’un point de vue académique, la question de l’hybridité stratégique n’est finalement pas récente. La mise en place et le suivi de routines tout en ayant la capacité de suivre de nouvelles voies a depuis longtemps été mis en lumière. Il y a près de 30 ans le célèbre Chaos Computer Club mettait en avant d’ailleurs le paradoxe suivant : « sans ordre rien ne peut exister, sans chaos, rien ne peut évoluer » Le thème du « bricolage » en systèmes d’information a lui aussi plus de 25 ans (De Vaujany, 2011). Ce terme, non péjoratif, renvoie au besoin d’expérimentation face à des technologies naissantes qui ne demandent qu’à être façonnées. Le bricolage peut être vu comme l’un des éléments ayant contribué au développement de méthodes agiles, et à d’ailleurs à une forme d’hybridations des compétences au travers du concept de devops. Ajoutons que cette hybridité contribue à créer des synergies positives en enrichissant chacune des deux stratégies par des apprentissages croisés tout en conservant la spécificité de chacune.
Concluons enfin en soulignant que face à cette pandémie qui semble s’installer dans la durée, il n’est pas trop tard pour penser de nouveaux modèles d’action stratégiques qui, dans le cas de l’hybridité, permettent de conserver ce qui fonctionne tout en innovant pour les parties moins maîtrisées.
Références
De Vaujany, F.-X. (2011). Revisiter l’appropriation des outils de gestion : la vision improvisationnelle de Ciborra. In C. Dominguez-Péry (Ed.), Valeurs et outils de gestion – De la dynamique d’appropriation au pilotage. Hermes Science Publications. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00662773
Galula, D. (2008). Contre-insurrection – Théorie et pratique (Préface pa). Economica.
Lobre, K. (2021, February). Hybridité : pourquoi les banques mêlent-elles modèle coopératif et capitaliste ? The Conversation. https://theconversation.com/hybridite-pourquoi-les-banques-melent-elles-modele-cooperatif-et-capitaliste-154510
Nagl, J. A. (2002). Counterinsurgency lessons from Malaya and Vietnam: Learning to eat soup with a knife. Praeger.