Entretien avec Daniel Rigny, Président de Twenty Two Real Estate, mené par Olivier Meier.
Daniel Rigny (Polytechnique, promo 1989) est un professionnel de l’investissement immobilier depuis 25 ans. Il a fondé TwentyTwo Real Estate en 2012. Dans cet entretien, il déchiffre les bouleversements survenus avec l’émergence de la crise sanitaire, et en analyse les implications structurelles sur le plan économique, social et sociétal.
Depuis le début de la crise du Covid, le taux de vacance est en rapide augmentation dans les quartiers d’affaires et la tendance ne semble pas prêt de s’inverser. Comment l’expliquez-vous, et quel impact entrevoyez-vous sur le niveau de valorisation des actifs ?
Nous anticipons une aggravation du taux de vacance dans les 12 mois à venir. En 2021, il pourrait atteindre 15% dans le quartier d’affaires de la Défense, contre 6 à 7% avant la crise sanitaire. Mais s’il s’agit d’une tendance nationale, chaque marché a une dynamique propre. Le niveau de vacance dans Paris intramuros, par exemple, reste faible. L’accroissement du taux de vacance est dû à deux facteurs principaux : d’une part, la faible croissance économique (il y a une corrélation directe entre celle-ci – très tertiarisée – et l’occupation des bureaux), d’autre part la pratique accrue du télétravail. Les entreprises y ont d’abord eu recours par nécessité et les nouvelles méthodes de travail qui en sont nées ont démontré certains avantages. Ainsi, nous constatons la généralisation du télétravail dans de nombreuses organisations (administrations, entreprises…) qui impactera négativement la demande pour les bureaux. Les espaces bureaux conserveront néanmoins un rôle majeur dans le tissu immobilier. Ils devraient rester un lieu d’échange privilégié entre les entreprises et leurs clients ainsi qu’un lieu propice à l’expression de la créativité collaborative et au développement de l’identité et la culture de l’entreprise. Mais ces transformations auront un impact significatif sur la conception des bureaux, la demande locative, le niveau des loyers et la valeur des actifs (changements sociaux et sociétaux).
En tant qu’investisseur immobilier, quelle est votre surface d’exposition au risque et comment vous êtes-vous adapté à ce choc conjoncturel ?
Nous avons la discipline de céder nos actifs quand ils atteignent leur maturité. Parmi nos véhicules d’investissement, nous avions procédé à une rotation d’actifs opportune en 2018-2019, en cédant la plupart de nos actifs tertiaires. Nous avons donc abordé cette crise avec un portefeuille extrêmement allégé en bureaux, et davantage concentré en logements locatifs. Depuis mars dernier, nous sommes restés très prudents sur le secteur des bureaux et celui des commerces. Nous n’avons procédé à aucun nouvel investissement, contrairement au secteur du logement où nous avons acquis plusieurs immeubles. Cependant, nous étudions en permanence les nouvelles opportunités, afin d’être prêts à déclencher une décision d’investissement lorsque nous aurons une visibilité suffisante.
La situation inédite que nous vivons aura-t-elle des conséquences structurelles sur le marché de l’investissement locatif, ou sur les relations entre bailleurs et locataires ?
Le logement locatif est resté très résilient, grâce au maintien de la solvabilité des locataires. Ce marché est très stable, notamment dans son segment abordable où nous opérons. Il bénéficie des mesures gouvernementales visant à soutenir le pouvoir d’achat des particuliers. En revanche les secteurs tertiaire et commercial ont été plus fortement impactés. Pour les bureaux, les impayés apparus lors du premier confinement sont désormais régularisés en grande partie. Mais ce secteur va continuer de souffrir de la situation économique et des transformations structurelles liées au télétravail. Dans le secteur du commerce, la situation demeure complexe avec un niveau toujours important d’impayés, ainsi que des reports ou annulation de loyers consentis par les bailleurs.
Mais les bailleurs ont leurs propres contraintes. Ils peuvent aussi être fragilisés par rapport à leurs propres sources de financement. Les aménagements des baux doivent donc avoir lieu dans l’intérêt de toutes les parties. Le gouvernement a aussi un rôle essentiel à jouer afin de participer à l’effort économique. Cette situation conduit à une évolution structurelle de la relation entre bailleurs et locataires, ces derniers souhaitant une plus grande variabilité de leur engagement locatif proportionnellement à leur niveau d’activité. Cette évolution a déjà eu lieu historiquement dans l’hôtellerie. C’est dorénavant une demande des opérateurs de centres de co-working et des commerçants. Ces évolutions conduisent au transfert d’une plus grande partie du risque opérationnel au propriétaire. Elles auront un impact sur la valorisation des biens immobiliers. Dans ce contexte il convient de gérer les immeubles de manière beaucoup plus dynamique afin de maitriser le risque opérationnel accru. Ce choc conjoncturel et ses multiples effets structurels valident les choix du modèle d’investisseur-opérateur choisi par TwentyTwo Real Estate.
De par votre expérience dans le résidentiel, notamment à travers votre foncière Powerhouse Habitat, observez-vous une réelle évolution des modes de vie, voire de nouvelles attentes des locataires ?
La crise sanitaire a accentué le recentrage de la vie personnelle et professionnelle sur le logement et a renforcé la nécessité pour les bailleurs d’apporter un service de qualité aux locataires. Comme les échanges physiques sont réduits, la technologie prend d’autant plus d’importance afin de réinventer la relation avec le locataire. Depuis plusieurs années, nous avons travaillé à la digitalisation du parcours résidentiel à travers note filiale Allowa. Cette politique s’avère encore plus pertinente aujourd’hui. Nous organisons un parcours entièrement dématérialisé, afin d’améliorer l’efficacité du processus transactionnel et l’expérience des différentes parties prenantes : prise de rendez-vous, processus d’offre et de négociation, centralisation de la base documentaire, signature des actes d’acquisition ou de location. La relation humaine garde une place importante mais principalement à distance, avec un accompagnement en ligne pour l’ensemble des démarches. L’objectif est d’étendre l’offre de service à travers cette plateforme digitale pour accompagner les locataires lors de leur emménagement, puis dans le cadre de la gestion locative et technique.
Les bouleversements évoqués sont-ils de nature à impacter le ciblage géographique ou sectoriel de vos choix d’investissement ? Si oui, sur quels critères ?
Dans le logement et le commerce, nous n’avons pas encore détecté de signaux de nature à réorienter géographiquement nos choix d’investissement. Ceux-ci sont fonction du dynamisme économique et démographique des différentes régions françaises. A l’heure actuelle, ce dynamisme n’a pas été perturbé. L’attractivité des régions dans lesquelles nous opérons, comme le Grand quart sud-est par exemple, est intacte. Les bureaux, en revanche, sont la classe d’actifs la plus préoccupante aujourd’hui. Nous cherchons encore à évaluer l’évolution de la demande, et si la tendance actuelle au télétravail pourrait conduire à des évolutions structurelles au niveau géographique. La crise sanitaire a éveillé, dans la population francilienne, un désir de relocalisation vers des régions aux tissus urbains moins denses, où elle espère trouver une meilleure qualité de vie. Ce phénomène est lié à la dynamique du télétravail. Nous pensons que le point de bascule pour des velléités significatives de relocalisation se situera à trois jours de télétravail par semaine.
Les métiers de l’immobilier sont par nature ancrés dans un monde d’interaction physique. Comment gérez-vous la contrainte opérationnelle dans ces périodes de confinement à répétition ?
Nous avons assuré la continuité de notre activité avec une grande fluidité. Nous n’avons eu recours ni au licenciement, ni au chômage partiel. Nous avons adapté nos processus au nouvel environnement professionnel, plutôt que de chercher à restructurer les activités. Un de nos objectifs a été d’accroître la communication interne à tous les niveaux du groupe. De même, nous avons intensifié la communication vis-à-vis de nos partenaires et clients. Nous avons d’ailleurs développé des relations avec de nouveaux clients, sur d’autres continents, sans les avoir jamais rencontrés. Nous nous sommes dotés de moyens de visioconférence plus sophistiqués et avons ainsi fait l’économie de nombreux voyages. Nous nous sommes donc adaptés par nécessité, avec de nouvelles façons de travailler. Cette évolution dans nos modes de travail impactera durablement les voyages d’affaires et tout leur écosystème (hôtellerie d’affaires, événements promotionnels, conventions). Cette évolution devrait être renforcée par la nécessité pour les entreprises de réduire leur empreinte carbone.
Ces perturbations économiques et sociétales peuvent être une chance pour la transition écologique, selon certains. Qu’en pensez vous?
Les périodes de confinement ont renforcé notre prise de conscience de l’impact que l’homme a sur son environnement, en constatant par exemple une forte diminution de la pollution liée à la réduction des déplacements. L’autre enseignement est la réalisation que notre écosystème humain et économique est particulièrement fragile et vulnérable. Celui-ci est extrêmement complexe, optimisé et interconnecté, aussi toute perturbation de nos modes de vie, telle que celle déclenchée par la Covid-19 peut avoir un impact systémique majeur. Cela doit ainsi renforcer notre mobilisation pour infléchir le dérèglement climatique. Dans le secteur de l’immobilier, cette prise de conscience est réelle. Le bâtiment est l’un des plus gros contributeurs à l’empreinte carbone de nos économies. Ce secteur doit donc continuer sa mutation concernant ses modes de construction, de gestion et de financement pour réduire considérablement son impact sur l’environnement.