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Pensée aveugle et complexité dans un monde incertain : les apports de la théorie des paradoxes

Edgar Morin publiait il y a quelques jours un article dans Le Monde intitulé « « Le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée » où il aborde la notion de « pensée aveugle ». Pour Edgar Morin, nous avons appris par à séparer mais notre aptitude à relier est sous-développée. Aussi, nous devons maintenant faire un effort pour lier, relier, conjuguer, car ceci est nécessaire dans tous les domaines. Pour penser la complexité, il faut une pensée complexe. Une telle pensée relie en insistant sur le contexte et les interactions. Il insiste sur la nécessité de rendre intelligible la complexité des problèmes et des phénomènes plutôt que de céder à une vision partielle ou unilatérale.

Le prisme des paradoxes peut permettre de rendre compte de cette complexité en nommant les éléments à la fois contradictoires et interdépendants (travaux de Smith et Lewis).

Les différences dans l’approche d’un paradoxe se retrouvent dans la conduite de la recherche et dans les résultats présentés dans les livres et articles académiques. Une partie des travaux tend à appréhender les tensions paradoxales dans une vision pragmatique (travaux de Lüscher et Lewis, 2008 ; Smith et Lewis, 2011), alors que d’autres travaux tentent d’analyser le paradoxe dans une vision holistique (travaux de Morin, 1990, 1994 ; Le Moigne et Morin, 1999). Le premier type de travaux cherche à matérialiser le paradoxe, ses antécédents et ses conséquences. Ils proposent des typologies qui aident à décrypter le paradoxe afin de comprendre leur émergence dans un cadre organisationnel. Cette approche cherche à rendre plus actionnable le paradoxe, il devient alors un outil de gestion. Le terme outil fait directement référence à la notion d’outillage administratif employé par Fayol (1921). L’outillage administratif est une aide pour réaliser des tâches intellectuelles de gestion, comme les outils physiques permettent la réalisation des tâches manuelles.

D’autres travaux cherchant à rendre « actionnable » le paradoxe, celui-ci devenant un outil de pilotage du changement. Dans cette lecture des paradoxes, une tension paradoxale peut appartenir à une catégorie clairement identifiable. Ces travaux permettent d’appréhender l’impact du management d’un paradoxe sur les autres types de paradoxes. Le niveau d’analyse du paradoxe devient essentiel. Cependant, certains paradoxes semblent difficilement identifiables à une seule catégorie.

À l’opposé, d’autres travaux proposent des typologies avec une approche différente en laissant le paradoxe dans sa globalité. Ces travaux (comme ceux de Edgar Morin ou encore ceux de Cameron et Quinn, 1988) permettent de rendre compte de la complexité des organisations. Le cadre d’analyse y est plus large. Le paradoxe n’est plus dès lors un outil de gestion, mais un prisme de lecture d’une situation complexe peu rationalisée. Par exemple, Perret et Josserand (2003) proposent une typologie identifiant six « pratiques organisationnelles paradoxales » en restant dans une vision dialectique du paradoxe. Les auteurs gardent la transversalité du paradoxe en n’attribuant pas des domaines spécifiques d’action aux paradoxes. L’objectif n’est pas de décrypter la complexité de la situation mais de rendre compréhensible le caractère multifacette et évolutif d’une partie de sa vérité. Ainsi, il faut adopter une double logique (d’où le terme de dialogique utilisé par Edgar Morin) : penser simultanément les contradictions et leurs complémentarités.

Ces approches sont complémentaires et non antinomiques, elles peuvent permettent de rendre compte d’une manière exhaustive des dynamiques opérant dans les organisations (les paradoxes). Le prisme des paradoxes peut permettre de se libérer des modes de pensée traditionnels et d’envisager d’autres façons de concevoir la réalité en pensant avec, et non contre, la complexité. Cette approche peut être appliquée à des domaines précis – comme l’éducation[1], ou encore à des objets de recherche comme les fusions et acquisitions[2].

 Anne sophie Thelisson

Références

Missonier, A., Missonier, S., Lasch, F., & Thelisson, A. S. (2021). Comprendre un processus de fusion sous le prisme de la pensée complexe-Un éclairage prometteur. Revue française de gestion47(297), 99-121.

Monot-Fouletier, M., & Thelisson, A. S. (2022). Introduction. L’équilibre dynamique: vivre les paradoxes dans un monde complexe. Revue CONFLUENCE: Sciences & Humanités, (2), 9-16.

Thelisson, A. S., & Meier, O. (2020). Pour une approche paradoxale de l’entreprise familiale. Entreprise & Société2020(7), 67-88.

Thelisson, A. S., Meier, O., Missonier, A., & Guieu, G. (2018). Comment gérer une intégration post-fusion ? L’intérêt d’une approche paradoxale multiniveaux. Revue française de gestion44(274), 127-145.

[1] https://theconversation.com/ce-que-la-pensee-complexe-dedgar-morin-apporte-a-leducation-212999

[2] https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RFG_274_0127&download=1