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Logistique durable : si loin de la coupe aux lèvres

Depuis deux décennies, les travaux portant sur la logistique durable ne cessent de souligner l’urgence de la mise en œuvre de systèmes d’approvisionnement devant tenir compte de contraintes environnementales de plus en plus fortes pour préserver le devenir des générations futures. Un détour par Google Scholar souligne l’abondance de recherches sur le green supply chain management (SCM), parfois en mettant en lumière des pratiques antiécologiques dans nombre de secteurs d’activité ; dit autrement, l’existence d’un écart significatif entre un projet de nature humaniste et une réalité des affaires qui en demeure bien éloignée. Inutile de revenir ici sur quelques global value chains caractérisées par des logistiques totalement éclatées à l’échelle planétaire, comme on peut les voir dans la micro-informatique, l’équipement électro-ménager ou l’automobile, et dont l’impact carbone lié à leur fonctionnement est dramatiquement élevé (pour une lecture critique des pratiques antiécologiques, voir par exemple Hoekstra et Wiedmann [2014]).

 

Les cours en logistique et SCM professés du Bachelor au Master regorgent d’exemples édifiants, tandis que se multiplient en parallèle les travaux doctoraux critiques sur le sujet, mais force est d’admettre que ces exemples restent parfois désincarnés, tant pour les enseignants que pour les étudiants. Quoi de mieux alors qu’un exemple banal tiré du quotidien, un exemple « infra-ordinaire » à la Perec (1989/1995), pour toucher du doigt le long chemin restant à parcourir afin d’arriver à une véritable logistique durable ? Tout exemple ne représente que lui-même mais il peut devenir parfois tellement archétypal d’une situation de gestion qu’il se transforme en « fait stylisé » pour illustrer les aberrations d’un système de prise de décision. Certes, nous rappelle justement Paillé (2007), « l’esprit humain a tendance à filtrer les informations, retenant surtout ce qui confirme ses hypothèses, écartant parfois des contre-exemples ». Il n’empêche que l’exemple donne à réfléchir, à s’interroger, à critiquer, bref à avancer dans la connaissance.

 

 

Quand un ouvrage zigzague en Europe

 

Prenons le cas (réel) d’un professeur de logistique du côté de Marseille, le professeur G., dont nous tairons le nom pour des raisons de confidentialité (les règles du RGPD sont désormais impitoyables…). Au printemps 2023, il découvre par hasard la publication d’un ouvrage français iconoclaste… portant sur la logistique de substances illicites, dont la loi réprouve évidemment l’usage. Intrigué par cette publication d’une dizaine d’euros, pour une centaine de pages (environ 260 grammes), dont n’existe hélas aucune version électronique, il la commande sur le site Amazon, trahissant ainsi son serment de ne plus jamais utiliser les services du géant américain. Résumons la situation de gestion en présence au sens de Girin (1990), à savoir des parties prenantes « qui doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe ». L’ouvrage français a été imprimé à la demande en Pologne, et il doit être livré en région marseillaise sous un délai garanti de 10 jours, puisque le professeur G. a décliné l’offre de livraison accélérée faite par Amazon, sans objet pour lui en l’absence d’urgence dans la lecture dudit ouvrage.

 

Nous voilà ainsi plongés au cœur du fait stylisé : que s’est-il passé concrètement au niveau logistique ? Il faut l’admettre, le système de traçabilité mis au point par Amazon est remarquable ; il constitue même un cas d’école depuis les années 2000 (Keblis et Chen, 2006). Pour le chercheur, c’est également une véritable « mine » d’information. Comme l’indique la Figure 1, issue du tableau de bord du compte Amazon du professeur G., qu’il nous a aimablement transmis en modifiant les coordonnées de suivi de sa commande, l’ouvrage français imprimé en Pologne ‒ alors que les francophones y représentent moins de 3 % de la population ‒ a commencé son périple avec une préparation de commandes réalisée dans un entrepôt Amazon localisé près de l’aéroport de Katowice. Expédié vers un entrepôt Amazon localisé près de l’aéroport de Milan, il y est arrivé quelques heures plus tard, avant de repartir vers un entrepôt Amazon localisé près de l’aéroport de Bologne, toujours en Italie. Le fameux ouvrage ‒ de logistique, rappelons-le ‒ a fini sa course dans l’un des entrepôts localisés en région marseillaise, pour être livré sain et sauf dans la boîte aux lettres du professeur G, exactement dans le délai annoncé, après un bref passage par une ultime « agence de livraison finale ».

Figure 1. Suivi de la commande du professeur G.

 

Comme on le dit parfois trivialement, « à la louche », l’ouvrage d’à peine une dizaine d’euros a ainsi parcouru 2.500 kilomètres depuis son départ de Pologne, et si l’on ajoute le trajet entre son lieu d’impression et l’entrepôt Amazon d’origine près de l’aéroport de Katowice, la distance totale parcourue peut être estimée à environ 3.000 kilomètres, avec quatre ruptures de charge rien que pour la livraison. Comme l’aurait déclaré un jour Napoléon Bonaparte, « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours ». Soit ! Rien de tel que la Figure 2 pour prendre conscience de la chaîne logistique dont il est ici question, et qui pourrait en surprendre plus d’un / une par ses circonvolutions. Sans entrer dans des détails techniques, en fait aucune surprise puisque les « pérégrinations » de l’ouvrage s’inscrivent dans le modèle canonique des hub-and-spokes fondé sur des pratiques de massification des flux sur des nœuds centralisateurs (hubs) avant éclatement vers d’autres nœuds, puis une livraison vers les destinataires via des axes radiaux (spokes) (Paché, 2020).

 

Figure 2. Zigzag de l’ouvrage destiné au professeur G.

Penser une autre « rationalité » logistique

 

Si l’on suit le trajet logistique identifié par la Figure 2, la présence de hubs (à Milan, à Bologne, à Saint-Martin-de-Crau, à Bouc Bel Air) est évidente et s’explique par un processus plus ou moins complexe de dé-massification par étapes successives. Car évidemment, l’ouvrage en partance de Katowice et à destination de la banlieue marseillaise n’était qu’un item parmi des milliers d’autres, de toutes natures : le raisonnement doit être conduit en référence à la constitution d’unités de charge complètes (ici le remplissage d’un avion, ce qui correspond d’ailleurs au modèle FedEx inventé au milieu des années 1960). Nous sommes donc bien dans une logique de rationalisation des flux qui exclut toute idée de sous-optimisation dans le pilotage des flux, bien au contraire. En revanche, une question sociétale se pose crûment : faire parcourir à un ouvrage de quelques euros plusieurs milliers de kilomètres en avion et en camion est-il écologiquement légitime ? La question aurait d’ailleurs été encore plus savoureuse pour un ouvrage prônant les vertus des sustainable supply chains, comme il en existe des centaines !

 

Une réponse (trop) facile serait de contester radicalement cet « ordre logistique » délétère au moment où notre maison brûle tandis que nous regardons ailleurs, pour reprendre la fameuse harangue du Président Jacques Chirac au quatrième Sommet de la Terre en 2002. D’ailleurs, certains jeunes activistes ont pris un tel chemin, y compris avec des manifestations d’une rare violence, témoignages de leur désespoir face au triomphe du business as usual. De manière plus mesurée, l’heure est venue pour les chercheurs en sciences de gestion et du management, singulièrement en logistique et SCM, de comprendre pourquoi les aberrations décrites dans notre petit exemple illustratif ont pu s’imposer comme une doxa, et de construire un contre-modèle alternatif (de la lenteur) suscitant l’adhésion de toutes les parties prenantes, y compris les consommateurs… dont le professeur G. fait d’ailleurs partie. Autrement dit, c’est une nouvelle forme de « rationalité » logistique qu’il est indispensable de mettre en œuvre au plus vite. Vaste chantier, il faut en convenir, mais chantier dont l’urgence n’a jamais été aussi criante. Cela étant dit, bonne lecture, cher professeur G.

 

Gilles Paché

 

Références bibliographiques

 

Girin, J. (1990), L’analyse empirique des situations de gestion : éléments de théorie et de méthodes, in Martinet, A.-C. (Éd.), Épistémologies et sciences de gestion, Economica, Paris, pp. 141-181.

 

Hoekstra, A., et Wiedmann, T. (2014), Humanity’s unsustainable environmental footprint, Science, Vol. 344, No. 6188, pp. 1114-1117.

 

Keblis, M., et Chen, M. (2006), Improving customer service operations at amazon.com, Interfaces, Vol. 36, No. 5, pp. 433-445.

 

Paché, G. (2020), Service innovation in historical perspective: the case of “platforming”, European Review of Service Economics & Management, No. 10, pp. 173-185.

 

Paillé, P. (2007), La méthodologie de recherche dans un contexte de recherche professionnalisante : douze devis méthodologiques exemplaires, Recherches Qualitatives, Vol. 27, No. 2, pp. 133-151.

 

Perec, G. (1989/1995), L’infra-ordinaire, Le Seuil, Paris.