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Former, réformer et reformer la haute fonction publique

Au 1er janvier 2022, l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) sera remplacée par l’Institut National du Service Public (INSP). La suppression de l’Ecole Nationale d’Administration a fait couler beaucoup d’encre depuis le discours du 8 avril 2021 prononcé par le Président de la République lors de la « convention managériale de l’Etat » devant les principaux cadres dirigeants de l’Etat. Pour le citoyen ordinaire, la suppression de l’établissement qui forme les plus hauts cadres de l’Etat depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, jette une ombre sur une réforme bien plus globale qui porte sur le recrutement, la formation et les parcours de carrière des plus hauts cadres de la fonction publique d’Etat.

« Nous devons aujourd’hui changer radicalement la manière dont on recrute, dont on forme, dont on sélectionne, dont on construit le parcours de nos hauts fonctionnaires ». Cette affirmation forte et claire du Chef de l’Etat s’inscrit dans la continuité de la conférence de presse qu’il a tenu le 25 avril 2019 au terme du grand débat national et de la loi de transformation de la haute fonction publique d’août 2019. Elle annonce l’Ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’Etat. Que peut-on retenir de cette réforme qui suscite autant de craintes que d’espoirs, et dont la plupart des commentateurs tentent de saisir le mobile caché !

De quoi l’INSP est-il le nom ?

La réforme de la formation, du recrutement et des carrières s’appuie d’abord sur des constats d’échecs et plusieurs refus.

Beaucoup voient une intention punitive à l’égard des « grands corps » de l’Etat dans la création du corps des « administrateurs de l’Etat » et la suppression de l’ENA. La mobilisation des représentants des « grands corps » appelés à disparaître (préfectorale et corps d’inspection) est d’ailleurs visible à travers les nombreuses tribunes publiées dans la presse généraliste mais aussi la saisie des grandes juridictions, allant du conseil d’Etat, à la cour des comptes et du conseil constitutionnel. Le soutien du Sénat, attaché au corps préfectoral, n’est d’ailleurs pas plus surprenant.

Bien entendu, la concordance des temps fait qu’il est possible d’y voir une réponse symbolique aux critiques portées par les Gilets jaunes ou la volonté du Président de montrer que ses capacités de réforme sont intactes à quelques mois de l’échéance présidentielle. Plus encore, la réforme peut être interprétée comme une victoire, là encore toute symbolique, de la France populiste sur les élites du pouvoir. Dans la même logique, mais vu de l’autre côté de l’échiquier politique, certains y lisent une victoire de la sociologie critique inspirée par les travaux de P. Bourdieu, ceux portant sur la reproduction et la noblesse d’Etat. La période est d’ailleurs marquée par une faible légitimité des hauts fonctionnaires et les critiques sont légions à l’égard d’une « caste de privilégiés » qui feraient passer l’intérêt général au second plan.

Plus prosaïquement, la réforme engagée est l’aveu de l’échec de la démocratisation de l’accès à la haute fonction publique. Elle prend acte de l’échec des mesures de diversification des profils qui entrent dans la fonction publique et surtout atteignent les fonctions de direction. Elle repense les modalités d’atteindre l’objectif sans cesse réaffirmé d’un recrutement socialement plus diversifié. De ce point de vue, il faut rattacher la réforme engagée aux conclusions du rapport Thiriez et notamment aux critiques du déterminisme du classement de sortie de l’ENA, aux tentatives de rapprochement du monde de la recherche (le concours pour les docteurs) et à une autre réponse, plus récente, offerte par le déploiement du programme « Talents du service public » à travers le concours et les classes Talents. Bref, rien n’interdit de voir dans la réforme de 2021, une actualisation du projet originel et la poursuite des réformes engagées !

La réforme repose aussi sur une volonté de rééquilibrage entre formation initiale et formation continue. La promotion de la culture de la formation continue constitue un vrai facteur de rupture et qui permet de comprendre la volonté affirmée de mieux accompagner les parcours professionnels des cadres supérieurs de l’Etat.

Un autre refus est celui d’une vision en silo de l’action publique aujourd’hui. La réforme engagée atteste de la volonté de faire davantage encore disparaître une structuration en secteurs de l’intervention publique au profit de logiques interministérielles et donc transversales. Cela se concrétise par la mise en avant d’un tronc commun d’enseignement (La transition numérique, le rapport à la science, la transition écologique, les inégalités sociales, les valeurs de la République) dans les 14 écoles du service public concernées, y compris les plus prestigieuses (les écoles d’application de Polytechnique). Au-delà de la création du corps des « administrateurs de l’Etat », l’ambition est bien d’ « accroître la culture commune de l’action publique » au sein de l’encadrement supérieur de l’Etat et de rompre avec les pratiques ministérielles et aussi corporatistes !

Quel est le mobile ?

Bien entendu, s’il fallait ne lire la réforme qu’à partir du non, on passerait à côté de certaines des opportunités qu’elle véhicule et qui relèvent d’une conception particulière du bon fonctionnement de l’administration et donc d’un « souci de soi » de l’Etat que la critique populiste n’envisage pas forcément.

Bien entendu, la volonté d’insuffler le modèle de l’entreprise aux plus hauts postes de la fonction publique est bien présent tout comme la recherche d’une reconnaissance internationale. Il est aisé de retrouver ici la logique (néo)managériale qui est au cœur de la transformation de l’action publique depuis plusieurs décennies. Dans ce cadre, la réforme peut permettre d’étendre les formes du spoil system au sein de l’appareil d’Etat, à travers le développement des emplois fonctionnels et une accession aux postes de direction qui ne soit plus d’abord dictée par la réussite précoce à un concours sélectif et l’appartenance à une corporation. La ministre devant le conseil d’administration de l’ENA, le 5 mai 2021, a d’ailleurs explicitement listé et voulu rassurer sur ces critiques (pas de spoil system et pas non plus de remise en cause de l’indépendance des juridictions…).

Une autre forme de « souci de soi » de l’Etat est moins mis en avant dans les discours de légitimation de la réforme. Le classement de sortie de l’ENA introduit de réelles inégalités d’opportunité de carrières et de rémunération entre hauts fonctionnaires issus ou non de l’ENA et au sein même des promotions d’Enarques entre les administrateurs civils et ceux qui sortent dans la botte ! Bref, la réforme offre aussi des réponses à une problématique « RH ». Elle est un moyen de répondre à la dégradation des carrières des énarques et sans doute aussi aux départs dans le privé. Et puis, la réforme introduit la possibilité de donner une « vraie » et solide formation aux administrateurs de l’Etat. Ce n’était plus forcément le cas au sein d’une école entièrement tournée vers le classement de sortie et la préparation des épreuves de classement. L’objectif de mieux former ceux qui sont appelés à diriger plus de 6 millions d’agents de l’Etat a du sens !

Pour autant, dans cet ensemble de réformes qui touchent au système de sélection, de formation et de recrutement des hauts fonctionnaires, le modèle de l’entreprise cache un autre modèle qui semble tout aussi présent : celui de la formation des plus hauts cadres de l’armée.

Là encore, Amélie de Montchalin le nomme : « dans ce cadre de formation continue, l’institut devra notamment intégrer l’équivalent d’une ‘école de Guerre’ (afin de former les talents ayant vocation à accéder aux emplois dirigeants de l’État) ». Les références au système de recrutement et de formation de la haute fonction publique militaire sont nombreuses dans le projet gouvernemental : les cycles des « Hautes Etudes », la culture de la formation continue, le passage obligé par des postes à fonctions opérationnelles avant une sélection et une formation pour les postes de direction centrale et d’inspection générale de l’administration. La suppression de l’accès direct aux « grands corps », à compter de 2023, et six années d’expérience opérationnelle pour les membres du futur corps des administrateurs de l’Etat avant qu’ils puissent intégrer les grands corps (Préfet et inspections) ne sont en rien des mesures secondaires ou symboliques ! Les officiers connaissent bien ce passage obligé par les postes opérationnels (« avoir exercé sur le terrain »), la nécessité de réussir les différents temps de commandement qui permettent de prétendre, pas si vieux mais avec une expérience et une vraie légitimité, aux fonctions de direction centrale et d’inspection générale.

Les moments de « genèses » sont importants. Ils tracent un chemin institutionnel de dépendance dont il est parfois difficile de s’écarter ensuite. Ils précisent le projet et font ressortir les principaux motifs de réforme. Ces premiers pas dans la réforme de la haute fonction publique sont donc essentiels. Pour autant, rien n’est joué ! Pour le symbole, beaucoup se jouera dans les mois à venir, c’est-à-dire avant les élections du printemps 2022. Pour l’avenir de la fonction publique, l’essentiel devrait se jouer après les élections.

Fabrice Hamelin