En mai 2024, Mohamed Amra, dit « La Mouche », un dangereux criminel impliqué dans le trafic de stupéfiants, l’enlèvement et la séquestration d’individus, et des tentatives d’assassinat, a orchestré une évasion spectaculaire au péage d’Incarville lors d’un transfert pour une audience judiciaire, une attaque qui a coûté la vie à deux courageux agents pénitentiaires originaires de Caen : Fabrice Moello (52 ans) et Arnaud Garcia (34 ans). Cette évasion violente n’est pas le fruit d’une improvisation à la manière de l’orchestre de jazz cher à la théorie des organisations (Zack, 2000), mais au contraire le résultat d’une action rigoureusement pensée et planifiée par un réseau de complices. Elle a déclenché une chasse à l’homme internationale de neuf mois ayant abouti à l’arrestation d’Amra en Roumanie en février 2025. Les premières investigations mettent clairement en lumière l’important soutien logistique dont le criminel a bénéficié pendant sa cavale, impliquant plus de vingt individus. De fait, force est d’admettre que combattre la criminalité organisée ne peut faire l’économie d’une cartographie précise des « nœuds » logistiques sur lesquels elle s’appuie.
Quatre « facteurs clés de succès »
L’évasion d’Amra et sa cavale sont étroitement liées à la participation active de la Black Mafia Family (BMF), parfois dénommée en France Black Manjak Family, une organisation criminelle notoire dont les racines sont nord-américaines. Principalement basée en Normandie, la BMF France gère de vastes réseaux de trafic de drogue, en lien avec des organisations localisées dans le Sud de la France, dans d’autres pays européens, et même en Amérique latine. L’organisation est connue autant pour ses méthodes expéditives et violentes que pour la sophistication de son soutien logistique. Des enquêtes policières révèlent ainsi que la BMF France a planifié et piloté l’évasion d’Amra en mai 2024, puis sa longue cavale, en fournissant la main-d’œuvre, les armes et les planques indispensables (Morgat et Cozighian, 2025). Quatre « facteurs clés de succès », de nature logistique, peuvent être ici identifiés :
- Des logements et des moyens de transport sûrs. Après son évasion, Amra a été déplacé entre plusieurs logements en France et dans les pays voisins. Cela a nécessité un effort coordonné pour lui fournir des moyens de transport suffisamment discrets et flexibles, à l’image de ceux utilisés par les narcotrafiquants (Paché, 2025).
- De faux documents de qualité. Pour échapper à la capture, Amra a utilisé plusieurs fausses identités entre mai 2024 et février 2025. La BMF France lui a facilité l’acquisition de faux documents, lui permettant de traverser les frontières et de résider dans des pays étrangers sans réellement éveiller les soupçons des autorités locales.
- Des canaux de communication adaptés. Maintenir la communication sans se faire repérer est crucial pour tout fugitif, à la merci d’une arrestation à chaque minute. La BMF France a établi des lignes de communication sécurisées, utilisant des dispositifs cryptés pour relayer les informations indispensables à la poursuite de la cavale.
- Un soutien financier continu. Maintenir un mode de vie de fugitif nécessite des fonds importants pour financer le soutien logistique associé. Les membres de la BMF France ont assuré un flux d’argent régulier, permettant à Amra de se procurer les produits de première nécessité, et d’organiser la succession de ses déplacements.
Fin de cavale : résultat d’une coopération internationale
Après neuf mois de cavale, Amra a été arrêté en Roumanie en février 2025. L’enquête approfondie a conduit, dans la foulée, à l’interpellation d’une vingtaine d’individus plus ou moins directement liés au soutien logistique déployé sur trois pays : la France, l’Espagne et la Roumanie. En France, les autorités ont appréhendé puis écroué plusieurs suspects soupçonnés d’avoir participé à la planification et à l’exécution de l’embuscade de mai 2024, et accusés à ce titre de meurtre et de complicité de fugitif. En Espagne, dans la province de Malaga, la police espagnole a arrêté un collaborateur d’Amra ayant facilité ses déplacements et sécurisé ses lieux de résidence (Sánchez, 2025). En Roumanie, enfin, l’arrestation proprement dite d’Amra à Bucarest s’est accompagnée de la détention de proches ayant fourni sur place « gîte et couvert », avant une future opération de chirurgie esthétique en vue de modifier l’apparence du criminel.
Finalement, la traque d’Amra met en évidence l’importance de la collaboration internationale dans la lutte contre la criminalité organisée et le démantèlement (essentiel) du soutien logistique (Berisha, 2014). Les autorités françaises ont travaillé en étroite interaction avec Interpol, qui a émis une « notice rouge » facilitant le partage d’informations et la coordination entre les pays membres. De son côté, la police roumaine a joué un rôle capital dans l’arrestation d’Amra, sans que l’on déplore des effets collatéraux, par exemple des passants blessés pendant l’opération, prouvant ainsi l’efficacité d’une action ciblée et maîtrisée. Ce succès repose également sur une logistique policière sophistiquée : des moyens d’enquête avancés, des ressources humaines mobilisées sur plusieurs fronts et une coordination étroite entre les unités nationales et internationales ont permis de localiser précisément Amra à Bucarest, malgré ses efforts pour effacer toute trace et semer les enquêteurs.
Leçons à tirer du « cas Amra »
Le « cas Amra » constitue une illustration archétypale de la place du soutien logistique dans les opérations de la criminalité organisée. Si les activités criminelles telles que le trafic de drogue, les enlèvements, les actes de torture et les assassinats font souvent la « une » des réseaux sociaux et des journaux télévisés, la logistique qui sous-tend de telles activités reste largement invisibilisée. Le vaste réseau de ressources et d’acteurs ayant facilité l’évasion et la cavale d’Amra souligne pourtant l’urgence d’identifier les « nœuds » logistiques adaptatifs sur lesquels s’appuient habituellement les organisations criminelles (Michael, 2022). La redoutable capacité d’Amra et ses complices à tirer parti de moyens de transport sécurisés, de faux documents et de communications cryptées rappelle à quel point le soutien logistique est essentiel à l’efficacité des organisations criminelles. Pour les combattre, il ne suffit pas d’appréhender les individus impliqués ; il faut aussi et surtout démanteler les systèmes qui alimentent leurs activités et permettre aux autorités de cibler / détruire l’infrastructure qui les rend possibles.
Un autre enseignement essentiel du « cas Amra » est le rôle vital de la coopération internationale dans la lutte contre la criminalité internationale. Les opérations logistiques complexes ayant permis à Amra d’échapper trop longtemps à la capture n’auraient pas été envisageables sans l’implication de plusieurs réseaux criminels transfrontières. De ce point de vue, il s’avère nécessaire de coordonner les efforts des différents services nationaux chargés de l’application de la loi et des organismes internationaux tels qu’Interpol. En partageant les informations par-delà les frontières, il est possible de traquer plus efficacement les activités criminelles, tout en renforçant la capacité des autorités à anticiper et contrer les évolutions de réseaux dont l’une des forces principales est d’être extrêmement labiles. La collaboration internationale permet non seulement de faire face aux menaces immédiates, mais elle doit également servir de modèle pour les futures opérations visant à déstabiliser durablement le soutien logistique de la criminalité organisée.
Références
Berisha, M. (2014). “International cooperation in combating organised crime”. European Academic Research, vol. 2, n° 1, p. 354-372.
Michael, K. (2022). “Just-in-time transnational organized crime: just another adaptive supply chain”. Proceedings of the 2022 IEEE International Symposium on Technology & Society. Hong Kong, p. 1-7 (CD-rom).
Morgat, R., et Cozighian, P. (2025). « Arrestation de Mohamed Amra et ses complices : derrière la sanglante cavale, l’ombre d’une “organisation criminelle déterminée” ». Le Figaro, 25 février.
Paché, G. (2025). « Logistique du narcotrafic : les chemins de la drogue, des ports aux consommateurs ». The Conversation, 15 février.
Sánchez, N. (2025). « Detenido en Mijas uno de los responsables de la fuga de Mohamed Amra, capo francés de la droga vinculado con la Costa del Sol ». El País, 24 février.
Zack, M. (2000). “Jazz improvisation and organizing: once more from the top”. Organization Science, vol. 11, n° 2, p. 227-234.