L’ancien chancelier allemand, Helmut Schmidt, européen convaincu et ardent défenseur du moteur franco-allemand, ne cessait de rappeler à ses pairs que les investissements d’aujourd’hui sont les profits de demain et les emplois d’après-demain. Or, le financement des entreprises européennes via les fonds propres et les titres de créance est encore trop peu développé en Europe comparé aux Etats-Unis. En raison d’une insuffisance du capital-risque, les jeunes pousses continuent d’être confrontées à des problèmes de financement. Et soutenir ces jeunes pousses et donc des jeunes entrepreneurs, ne signifie-t-il pas investir dans notre avenir ?
Alors que l’Europe affronte sa troisième vie de construction dans un contexte politico-économique compliqué, la question des investissements n’a jamais été aussi cruciale. Le président de l’Institut Jacques Delors, Enrico Letta, a appelé en avril les 27 à s’unir et agir rapidement pour éviter un décrochage face aux États-Unis et à la Chine. Et d’ajouter « Nous avons besoin d’initiatives communes comparables à celle qui a lancé Airbus. Pour rester compétitifs, il nous faut beaucoup d’Airbus et beaucoup d’innovation, sans quoi notre continent se transformera en un gigantesque parc Astérix. »
Orienter davantage l’épargne vers les entreprises et développer une culture économique
Pour tout entrepreneur, le financement est ainsi le nerf de la guerre, particulièrement en temps de crise où la gestion des flux de trésorerie devient intenable, laissant craindre le pire pour l’avenir de l’entreprise. Lors des dernières crises économiques et financières depuis 2008, les décisions prises par les autorités publiques ont permis de stabiliser le monde financier à l’instar du fonds Next Generation EU, un plan de relance de 750 millions d’euros financé par un endettement commun. Mais les experts économiques rappellent que la politique d’investissement ne doit pas se limiter aux périodes de crise. Philippe Oddo, associé-gérant d’Oddo BHF, considère que l’Europe est face à un mur d’investissements, liés à la transition énergétique, à la révolution numérique, notamment à l’intelligence artificielle, mais aussi à la nécessité de s’armer. Si ce dernier domaine est du ressort des États, pour les deux autres, il faut faire appel à l’argent privé et donc inciter davantage. Aujourd’hui, l’épargne européenne représente 32 000 milliards d’euros et près de 15 % de cette épargne est investie en actions, alors qu’aux États-Unis, les actions représentent 45 % de l’épargne des ménages. Et de rajouter que l’enjeu est effectivement d’orienter l’épargne des Européens vers le financement de leur avenir. Cela passe par des incitations fiscales, et par le développement d’une culture économique pour comprendre le sens de l’investissement dans les entreprises. Pour lui, le récent rapport Noyer ouvre des pistes « très intéressantes » et doit permettre d’avancer avec les Allemands.
L’Europe a su mettre en place une monnaie commune mais il manque aujourd’hui une union des marchés de capitaux (UMC)
L’enjeu de cette union et de la mobilisation de l’épargne européenne n’est pas seulement de financer les investissements de l’UE à venir, il s’agit également d’un enjeu de souveraineté. Lorsque les entreprises européennes sont financées par des investisseurs américains, elles ont tendance à regarder vers les États-Unis. L’Amérique absorbe plus que jamais une forte proportion de l’épargne mondiale. Excédentaire pour l’Europe, elle montre la fuite des capitaux. Au lieu d’être mobilisés sur le continent, les capitaux européens partent aux États-Unis. Déjà, après la crise des subprimes, l’Allemagne et les Pays-Bas ont cessé de prêter aux autres pays européens et se sont reportés vers les États-Unis. C’est toujours d’actualité. Le phénomène est aggravé par des régulations bancaires qui ont incité les banques à garder de la liquidité pour les besoins de leur pays. Il y a donc une segmentation de la liquidité. Enrico Letta rappelle que l’Europe, c’est finalement 27 marchés des capitaux. Et de rajouter « Résultat, toutes les grandes banques d’investissement sont américaines. Elles attirent l’épargne de l’Europe, à hauteur de 300 milliards d’euros par an. »
Enfin, L’Inflation Reduction Act et le Chips Act, attirent aujourd’hui les investisseurs européens qui tendent à délaisser l’Europe. Dans l’autre sens, les investissements américains en Europe ne cessent de baisser. Le cabinet EY, a pointé 1058 projets en provenance des États-Unis en 2023, soit 15% de moins que l’année précédente, et 25% de moins que les chiffres d’avant la crise sanitaire. La France reste le pays européen le plus attractif, mais on note un repli de 5 % des projets. L’Allemagne arrive en troisième position, marquée par une baisse de 12 % des projets d’investissement.
Un écosystème financier européen harmonisé pour assurer la pérennité des PME.
L’intégration des marchés de capitaux peut contribuer à la préservation de la stabilité financière. D’abord, en favorisant la diversification géographique des sources de financement. Ensuite, en renforçant le partage des risques du secteur privé grâce au développement du financement par fonds propres. Comme cité précédemment, la contribution du secteur privé à l’amortissement des chocs économiques est beaucoup plus faible en Europe qu’aux États-Unis. Une UMC offrira aux entreprises l’opportunité d’améliorer significativement leur situation financière avec un écosystème financier harmonisé, plus vaste et plus profond. Une économie plus innovante offre du coup plus d’opportunités d’investissement attractives. Concernant l’accès aux marchés de capitaux, les petites et moyennes entreprises (PME), doivent absolument effectuer un rattrapage, surtout dans une optique de réindustrialisation en France et ailleurs en Europe. La titrisation de prêts aux PME pourrait constituer un pont entre financement bancaire et financement de marché.
Achever l’Union des marchés de capitaux reste un défi majeur, mais à la portée de l’Europe, si les acteurs publics et privés transnationaux s’entendent pour aller dans la bonne direction.
Eric le Tallec est dirigeant du cabinet de conseil CB2i Consulting dont la mission est d’accompagner des entreprises de toutes tailles à se développer à l’international. Titulaire d’un Executive MBA de l’école de Management HEC, il a exercé des fonctions de management pendant 15 ans au sein d’une multinationale japonaise. Consultant formateur à Bpifrance, il propose également des ateliers de formation sur mesure pour développer l’intelligence collective des entreprises dans trois domaines : management interculturel, management intergénérationnel et prospective stratégique.
Références
- Didier Marteau (2021), Les marchés de capitaux, Dunod
- Fabrice Demarigny, L’autonomie stratégique passe par l’Union des marchés de capitaux (2024) – https://legrandcontinent.eu/fr/2024/01/11/lautonomie-strategie-par-lunion-des-marches-de-capitaux/
- Michel Trochu, Abdelkhaleq Berramdane (2021), Union européenne et protection des investissements, Editeur Bruyland, Collection Droit de l’union européenne.
- Faÿçal Hafied (2019), Capital-risque et financement de l’innovation : Évaluation des startups, modes de financement, montages – De Boeck Supérieur
- Jacques Laverty (2019), Le pilotage des projets d’investissements de l’entreprise, Maxima Laurent du Mesnil Editeur