La troisième révolution quantique – celle de l’opérationnalisation de machines capables de faire de très nombreux calculs « en même temps » et non plus les uns après les autres – est-elle en marche ?
En tous cas, le monde du quantique est en ébullition ! Les raisons sont multiples, elles paraissent corrélées et tout à fait spectaculaires. Nous en avons relevés 6 qui apparaissent majeures et médiatiques : 1) Le prix Nobel de physique attribué le 4 octobre dernier notamment à Alain Aspect pour ses travaux novateurs sur la seconde révolution quantique (Aspect, 2022), 2) la décision de la communauté européenne de lancer la construction et le déploiement de 6 ordinateurs quantiques dont 1 en France, 3) les premiers résultats de Google avec son fameux calculateur quantique qui valide un nouvel état de la matière, 4) les levées de fond massives émanant à la fois de start-up comme Pasqal, Qualdela, NextGentQ ou Alice & Bob ou de géants comme IBM, Amazon ou Google, 5) les craintes réelles suscitées par la force de frappe annoncée des calculateurs quantiques et leur potentiel affiché qui pourrait casser les chiffrements et cryptographies actuels, 6) les protocoles et les projets qui sont prudemment financés au niveau européen depuis 2018 et Quantum Flagship.
Les défis liés à l’opérationnalisation – par encore à la démocratisation bien sur car elle semble encore hors de portée – du calcul quantique sont de trois types. Ils sont à la fois techniques et scientifiques car il faut surtout réussir à stabiliser le qubit et sa puce silicium à environ -273 degrés Celsius sans quoi l’état quantique ne sera pas atteint et les erreurs seront probables, financiers car les fonds nécessaires pour penser, développer et déployer de telles machines sont colossaux et il est clair que les fonds manquent cruellement pour les deeptech (seul le fond Quantonation intervient dans ce secteur qu’en France) mais aussi managériaux et communicationnels car « ne pas comprendre comment l’informatique quantique va transformer son industrie est au mieux une opportunité manquée, au pire une question de vie ou de mort » (BCG, 2022)
Pour rappel, selon le récent prix Nobel Alain Aspect « Les principes de base de la physique quantique sont tout à fait choquants pour l’intuition, Mais rassurez-vous, on finit par s’y habituer ! » c’est à dire qu’il faut quand même accepter de faire un effort contre-intuitif notamment face au principe clé d’intrication mais qu’ensuite, la porte s’ouvre vers des questions fondamentales et des horizons tout à fait nouveaux ! Toutefois, pour ce qui concerne les sciences de gestion et du management, il semble intéressant de répondre à quelques questions pour défricher un terrain et proposer une réflexion sur un agenda de recherche centré sur les questions et thématiques organisationnelles, managériales et décisionnelles. Cet agenda est en construction même si – soulignons-le à nouveau – il y a encore loin de la coupe aux lèvres pour ce qui concerne la réalité opérationnelle de l’ordinateur quantique et notamment dans les entreprises et pour les particuliers
Pourquoi cet emballement médiatique ?
Le prix Nobel, les levées de fond, les 6 projets européens, les premiers succès de Google, etc. montrent qu’il faut agir en amont des bouleversements à venir et que le bon niveau est européen. De plus, il a été récemment montré la puissance et la supériorité des calculateurs quantiques – dans une certaine configuration – face aux calculateurs conventionnels et arborescents (Bailly, 2019)
Pourquoi l’écosystème de la cyberdéfense est celui le plus frontalement impacté ?
Le calculateur quantique – même si il est clair que sa construction et son déploiement opérationnel sont couteux et délicat – est déjà perçu à la fois comme une menace de par sa capacité à casser les chiffrements à clé publique et sa capacité à déployer rapidement des algorithmes tel l’algorithme de Shor et une opportunité de par ses perspectives pour apaiser, sécuriser voire pacifier le cyberespace en proposant des outils théoriquement inviolables
Pourquoi les défis managériaux sont largement aussi massifs que les défis technologiques ?
Le management quantique – quantum management – et les managers individuels qui s’y rattacheront se devront de s’adapter à la fois des menaces et à des opportunités qui ont comme point commun l’immédiateté – ou la quasi immédiateté – des calculs quantiques proposés aux calculateurs quantiques. La démarche managériale quantique sera donc essentiellement basée sur une nouvelle approche décisionnelle adossée sur l’expertise de la situation dans sa réalité et sur l’immédiateté et la précision des calculs qui la modéliseront. Il ne s’agira donc plus de s’appuyer sur les travaux séquencés – tel un enquêteur – de H. Simon (analyse du problème, élaboration de solution, choix) mais plutôt sur une démarche « en même temps » plus proche des travaux de G Klein qui propose – tel un expert – de décider en situation réelle (situation dynamique, situation typique, caractéristiques de reconnaissance, simulation mentale). C’est donc au travers de travaux comme ceux de Gary Klein (Godé, Lebraty, 2022) qu’il conviendrait d’analyser le processus de décision individuelle en situation quantique plutôt qu’au travers de ceux arborescents et optimisateurs sur lesquelles les sciences de gestion étaient adossés depuis la seconde guerre mondiale et qui sont mal adaptés à l’intuitif, au spontané, à l’urgence (Conrado et al, 2016 ; Kahneman, et Klein, 2009).
Pourquoi le quantum management se doit d’être délimité sans pour autant être simplifié ?
L’erreur dans le cas de recherche ancrée en management serait – par un effet de contextualisation ou de mimétisme – de simplifier à la fois techniquement et scientifiquement (quid de l’intrication ?) et organisationnellement (quid de l’immédiateté, de l’intuitivité ?) l’arrivée de cette révolution qui dépassera largement le domaine du calculatoire. Il faut donc s’y préparer et la décrypter au niveau européen et au niveau national voire local tant les initiatives sont nombreuses. L’idée est avant tout de délimiter ce qui est de notre domaine disciplinaire (le cadre empirique « quantique », la décision en situation « quantique », l’application à la cyber sécurité et au management des SI, l’organisation spontanée, l’auto-organisation, l’intégration de la pluralité des points de vue et des scenarii possibles, la valorisation du questionnement, l’organisation réseau, la primauté des relations inter-individuelles (Paris, 2020), etc.) et ce qui le dépasse clairement afin de ne pas s’éparpiller dans les étoiles ou ailleurs. Là encore, le défi de cette délimitation disciplinaire est immense mais utile…
Références
Aspect Alain (2022) https://lejournal.cnrs.fr/articles/alain-aspect-prix-nobel-de-physique-2022
Bailly, S. (2019). Une preuve de l’avantage des ordinateurs quantiques. Pour la Science, 495-, 15-15. https://www.cairn.info/magazine–2019-1-page-15.htm.
Conrado Silvia Planella, Neville Karen, Woodworth Simon & O’Riordan Sheila (2016) Managing social media uncertainty to support the decision making process during Emergencies, Journal of Decision Systems, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/12460125.2016.1187396
Godé, C. & Lebraty, J. (2022). XXVI. Gary Klein. Décider en situation réelle. Dans : Yves-Frédéric Livian éd., Les grands auteurs aux frontières du management (pp. 330-341). Caen: EMS Editions. https://doi.org/10.3917/ems.livia.2022.01.0330
Kahneman, D., & Klein, G. (2009). Conditions for intuitive expertise: A failure to disagree. American Psychologist, 64(6), 515–526. https://doi.org/10.1037/a0016755
Paris, T. (2020). Éditorial: L’autonomie, une révolution quantique ?. Le journal de l’école de Paris du management, 142, 3-3. https://doi.org/10.3917/jepam.142.0003
Vandangeon-Derumez, I. (2017). XIX. Herbert A. Simon – Les limites de la rationalité : contraintes et défis. Dans : Sandra Charreire Petit éd., Les Grands Auteurs en Management (pp. 296-313). Caen: EMS Editions. https://doi.org/10.3917