Un brillant – et surprenant – chapitre a été publié en avril 2021 par une juriste et une sociologue de Bordeaux sur la question de la prostitution des mineures, hélas d’une brûlante actualité depuis plusieurs années. Leur éclairage porte sur le fonctionnement de l’activité prostitutionnelle, qui implique de multiples parties prenantes dénommées « patron », « prostituée », « tuteur » et « prestataire », sans oublier, bien évidemment, les clients eux-mêmes (Lavaud-Legendre et Plessard, 2021). La prostitution, ou commerce sexuel, soulignent certains avec une ironie déplacée, est le plus vieux métier du monde. Mais on sait aussi et surtout qu’elle est la composante d’une dramatique économie souterraine, voire une forme moderne d’esclavage dans les pays dits développés. Or, de manière audacieuse, il faut l’admettre, les deux collègues de Bordeaux optent explicitement pour une analyse « logistique » de l’activité prostitutionnelle des mineures. Une telle approche peut-elle avoir une légitimité aux yeux des spécialistes en sciences de gestion ? Sans conteste, la réponse est positive, même si elle est fondamentalement dérangeante pour la communauté.
Une argumentation sérieuse
Il y a six ans de cela, nous avons tenté de montrer comment une composante non négligeable de l’économie du sexe, à savoir la production et la diffusion de films pornographiques low cost, s’appuyait sur des schémas logistiques connus et reconnus, à savoir une personnalisation de masse fondée sur la standardisation de modules intermédiaires avant différenciation finale du « produit » par assemblage sans cesse renouvelé et réinventé desdits modules (Paché, 2015). Si certains chercheurs s’étaient alors amusés d’une telle analyse sur les réseaux sociaux, tout en reconnaissant sa pertinence à la suite de la réflexion, assez proche, conduite par Le Goff (2012) sur les westerns américains du début du XXe siècle, d’autres avaient tout simplement crié au scandale en affirmant qu’une telle lecture de la logistique ne pouvait que s’apparenter à un dévoiement de la pensée managériale. Il y a fort à parier que la pertinente investigation de Lavaud-Legendre et Plessard (2021) soulève des réactions au moins aussi négatives, alors qu’elle nous apparaît comme particulièrement argumentée, et en partie imparable.
Qu’écrivent en effet les deux chercheuses ? Avant toute chose, notons la rigueur de leur démarche d’investigation, fondée sur l’étude approfondie de dix procédures pénales conduites en 2019 et 2020 en France, et ayant donné lieu au jugement de faits qualifiés de « proxénétisme » (avec une circonstance aggravante : la présence d’une mineure). Sous le sceau de la confidentialité, ceci permet d’extraire de très riches verbatim qui témoignent, dans toute leur terrible froideur, de l’activité prostitutionnelle vécue par des mineures prises dans un engrenage de violence, d’humiliation, de chantage et de consommation de drogue. Pas à pas, Lavaud-Legendre et Plessard (2021) construisent cependant une grille de lecture originale qui place une réflexion logistique au cœur de l’analyse, et cela dans une double dimension : (1) la présence de ressources logistiques de nature physique ; et (2) l’importance majeure des systèmes d’information comme outil de « pilotage » de l’activité. On retrouve ici les fondements de la business logistics et du supply chain management tels que développés depuis plus de trente ans (Chopra, 2018).
Ressources physiques et informationnelles
La présence de ressources logistiques de nature physique est clairement identifiée par la juriste et la sociologue de Bordeaux lors de leur enquête. Les « patrons » (le terme très connoté au plan juridique de « proxénètes » est évité) doivent disposer, écrivent-elles, de lieux d’exercice de la prostitution, qu’il s’agisse de chambres d’hôtel ou d’appartements loués, quand ce ne sont pas de sordides terrains vagues à l’abri des regards. Ils ont également besoin d’organiser l’acheminement des mineures en mobilisant des moyens de transport les plus adaptés (et les moins coûteux). Pour cela, les « patrons » n’hésitent pas à se tourner vers des « prestataires » chargés de mettre à disposition les ressources de nature physique, tout en assurant leur sécurisation face aux interventions potentielles des forces de l’ordre. Les plus fins observateurs des chaînes logistiques traditionnelles feront immédiatement le parallèle avec l’interaction entre un chargeur – ou le pivot d’un réseau – et son prestataire de services logistiques dans le processus de délégation des opérations d’acheminement (Fulconis et al., 2011).
Concernant les systèmes d’information, l’accent est mis – à juste titre – sur la révolution que constitue l’usage du smartphone. Ce dernier joue un rôle majeur à trois niveaux complémentaires : la mise en contact entre le « patron », le « prestataire », la prostituée et le client ; l’organisation proprement dite de l’activité prostitutionnelle (recrutement des mineures, réservation des lieux d’exercice) ; et le contrôle de l’activité prostitutionnelle par les « patrons » (traçabilité en temps réel des mineures). Sans doute le lecteur sera-t-il surpris par certaines dimensions mises en avant par Lavaud-Legendre et Plessard (2021), notamment quant à l’utilisation du smartphone en vue d’établir un climat de « bien-être » autour de la mineure prostituée, le smartphone devenant ici un outil privilégié de passation de commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène intime ou de psychotropes. D’aucuns pourront parler de pure provocation alors qu’il s’agit simplement d’un diagnostic issu de l’exploitation des riches verbatim, ni plus, ni moins, ce qui n’exclut pas, bien entendu, une légitime condamnation morale de la prostitution des mineures.
Le chercheur face aux terrains sensibles
Il faut finalement retenir de la contribution de Lavaud-Legendre et Plessard (2021) que le chercheur est avant tout un esprit scientifique, il ne doit pas se défiler devant les « terrains sensibles », mais en prenant de nombreuses précautions méthodologiques et éthiques, y compris (et surtout) dans l’accompagnement de jeunes doctorants. L’activité prostitutionnelle des mineures est sans conteste un « terrain sensible », et si l’investigation à partir de données secondaires, telles que des procédures pénales, permet d’éviter certains dangers pour le chercheur, cela ne sera pas du tout le cas en situation éventuelle de recueil de données primaires. En outre, toute connaissance générée ne peut être considérée comme « neutre » au plan éthique : souligner la présence d’une logistique remarquablement organisée dans l’activité prostitutionnelle ne doit pas donner l’impression que le chercheur est admiratif de pratiques gagnantes importées des sciences de gestion. Au risque d’augmenter la masse des contempteurs du management d’entreprise qui n’en demandent pas tant.
Références
Chopra, S. (2018), Supply chain management: strategy, planning, and operation, Pearson, Londres, 7e éd.
Fulconis, F., Paché, G., et Roveillo, G. (2011), La prestation logistique : origines, enjeux et perspectives, Editions Management & Société, Caen.
Lavaud-Legendre, B., et Plessard, C. (2021), L’organisation de l’activité prostitutionnelle des mineures : quand la logistique des plans masque le contrôle, in Cole, E., et Fougère-Ricaud, M. (Eds.), Protéger les enfants et les adolescents de la prostitution. Volet 1 : comprendre, voir, (se) mobiliser, La Documentation Française, Paris, pp. 67-79.
Le Goff, J. (2012), Organisation taylorienne et gestion des flux dans l’industrie cinématographique : une approche historique, Logistique & Management, Vol. 20, n° 1, pp. 59-68.
Paché, G. (2015), Universalisme de la pensée logistique : quand le cinéma couple standardisation et différenciation, in Gensse, P., Séverin, E., et Tournois, N. (Eds.), L’entreprise revisitée : méditations comptables et stratégiques, Presses Universitaires de Provence, Aix-en-Provence, pp. 153-162.