Le standard de comportement qui engage la responsabilité sur le fondement du devoir de vigilance est construit concrètement par la soft law – un plan de vigilance d’entreprise – imposé par de la hard law – un principe transnational de vigilance. La société transnationale extractive Shell, dans son plan de vigilance, faisait référence aux accords de Paris visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. La nature de ces « renvois » est incertaine, soit que la société s’engage, par une forme particulière de « choix » de droit, soit que la société contribue à créer un usage international impératif. En tous cas, cette soft law d’entreprise transnationale relie l’obligation de droit national, le duty of care, et l’obligation de droit international, les accords de Paris.
Reposant sur un mécanisme de « vigilance », cette nouvelle responsabilité est essentiellement une responsabilité civile à visée « préventive » même si elle permet bien évidemment de sanctionner civilement ou pénalement la société transnationale. Il ne s’agit pas d’un droit transnational laissé au bon vouloir des « marchands » mais appliqué par les juges étatiques ou internationaux. La société transnationale est, en effet, désormais assujettie à un principe de droit transnational dit « obligation de vigilance pour risques environnementaux » dégagé par les juges étatiques et d’arbitrage international. Ce principe de droit est un principe de droit transnational car il permet aux juges nationaux et aux arbitres internationaux d’appliquer aux sociétés transnationales le droit international des droits de l’homme et de l’environnement par un mécanisme de transnationalisation du droit.
Le principe de responsabilité pour risques environnementaux est un principe prétorien qui s’appuie sur de nombreux textes éparts, soft law, textes internationaux, lois, précédant, etc. Ce principe manifeste le pouvoir grandissant du juge qui se détache de plus en plus de la seule interprétation de la règle de droit textuelle à la faveur de la reconnaissance de principes de plus en plus nombreux. Ce pouvoir de créer des principes est justifié par la crise des pouvoirs exécutifs et législatifs qui peinent à transposer des règles de droit internationales, en particulier en matière d’environnement et de droits de l’homme, et créent ainsi une demande sociale de justice, à l’origine d’un nouveau contentieux environnemental. Cette demande sociale renforce la légitimité politique de l’autorité judiciaire dans un monde contemporain marqué par un effondrement général de la confiance dans les autorités politiques. Le droit de l’environnement est ainsi aujourd’hui naturellement le domaine de création de principe de droit par lequel les juges donnent une portée effective à des règles internationales ou nationales bien peu effectives.
Le mécanisme de droit pour donner une réponse à cette demande sociale est transnational, comme les questions environnementales elles-mêmes : les juges utilisent la soft law que constituent les règles d’entreprise comme « norme de comportement, standard » pour interpréter ou créer une obligation de vigilance qu’ils rattachent soit à la coutume internationale, soit à un traité international, soit à un principe jurisprudentiel tel le duty of care en pays de Common Law, soit une loi en pays de droit continental tel les dispositions du code civil sur le droit de la responsabilité ou le droit pénal instituant le délit d’imprudence.
C’est par ce mécanisme de droit transnational que les règles créées dans l’entreprise vont donner une force à des règles nationales ou internationales qui ne s’imposaient pas auparavant aux sociétés. Ce mécanisme est ainsi utilisé par les cours de justice nationales. Dans l’affaire Erika, la Cour de cassation en 2012 retient la culpabilité de la société Total SA (Total), pour délit pénal et civil de pollution involontaire. Pourtant, Total était étrangère aux accords portant sur le transport d’hydrocarbures par le navire. Ces contrats ne concernaient que sa seule filiale, la société Total Transport Corporation (TIC). La Cour a ainsi « percé le voile de la personnalité morale » en estimant que la création de cette filiale n’avait pour but que de faire échapper Total à la responsabilité en cas de dommages lors de transport. La filiale de Total ayant conclu le contrat de transport était une coquille vide qui n’avait « aucun effectif, pas de locaux au Panama où elle était immatriculée (…) pas d’autonomie ni juridique ni financière ». L’important dans cet arrêt est que le pouvoir de contrôle de Total sur l’Erika est caractérisé de la soft law qui prévoyait notamment l’obligation pour le capitaine de permettre à Total – pourtant tiers au contrat de transport -, « de vérifier le soin et la diligence avec lesquels la cargaison était transportée, la capacité du navire et de l’équipage à réaliser le voyage envisagé ».
Les obligations de due diligence de soft law servent ainsi de fondement à l’imputabilité matérielle du délit pénal et civil de pollution. L’engagement volontaire des sociétés, – la RSE – « constitue donc une norme de comportement, un standard utilisé par le juge pénal pour évaluer le caractère fautif ou non des agissements du prévenu, à l’image du standard bien connu du « bon père de famille ». Dès l’affaire Erika, pour la doctrine, avec l’essor de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et des règles de reporting et dues diligence, la question environnementale s’est ainsi imposée, se traduisant par une multiplication des engagements éthiques allant au-delà des exigences légales. Ceci s’est dès lors accompagné d’une extension de la responsabilité civile et pénale des entreprises sur le fondement du délit pour faute d’imprudence.
Références
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Parance B. (2015), « Moins de règles, plus de principes ? Le nouveau rôle du juge ; Qu’en est-il en droit de l’environnement et du développement durable ? », in Mélanges en l’honneur de Laurent Aynès Liberté, justesse, autorité.
Huglo C. (2018), Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruylant, coll. Droit (s) et développement durable.
Deumier P. (2008), « Les sources de l’éthique des affaires », in Libre Droit, Mélanges P. le Tourneau, Dalloz, p. 355.