Après avoir observé les bénéfices de l’approche de la déviance positive dans les milieux carcéraux et hospitaliers, nous nous penchons ici sur les effets de cette démarche dans la prévention des accidents du travail dans les métiers de la collecte des déchets. En effet, la collecte des ordures ménagères est une activité à risque qui exige la connaissance et le respect des règles de sécurité. Durant les tournées, il n’est pas rare d’assister à des scènes dramatiques comme celle observée en juin 2020 où un éboueur de 39 ans a trouvé la mort alors que son collègue, chauffeur d’un camion à ordures, reculait dans une impasse sur la commune de Grisolles (Tarn-et-Garonne). Selon une étude de l’INRS, le nombre d’accidents du travail pour 1 000 salariés dans le traitement des déchets ménagers est plus de 2 fois supérieur à la moyenne nationale. Par ailleurs, ces accidents (1 salarié sur 8 accidentés chaque année) sont parmi les plus graves.
Le constat de l’échec de la stratégie technique et descendante
En matière de réduction des accidents du travail, la norme organisationnelle consiste à mettre en œuvre des solutions techniques telles que l’achat de nouveaux camions, l’installation de dispositifs électroniques pour détecter les problèmes lors du ramassage des ordures, le suivi GPS en temps réel pour optimiser les itinéraires ou encore la mise à jour fréquente des équipements de protection individuelle des équipes. Or, ces lourds investissements et efforts ne produisent pas nécessairement les résultats escomptés. En réalité, ces mesures descendantes et pilotées par des experts peuvent même produire exactement le résultat inverse : plus la mairie semble investir dans la sécurité, plus les résultats sont mauvais (Dubois et Levis, 2013 ; Levy, 2020). Ces conséquences s’expliquent à la fois par des contournements des règles sécuritaires établies tels que le contournement des dispositifs électroniques dans les camions ou par la création de nouveau risques tels que l’isolement des risques de la circulation créer par les bouchons dans les oreilles.
Vouloir régler la question des accidents du travail par une approche purement technique, descendante et ne tenant pas compte de l’ancrage culturel du risque construit au fil du temps par le collectif de travail, c’est se risquer à une inadéquation entre la pratique prescrite et celle réellement mise en place (Dejours, 2008). Les apports de la sociologie du risque donnent un éclairage intéressant sur la perception du danger (Peretti-Watel, 2003). Ainsi, la prise de risque semble être au cœur de l’identité professionnelle d’un éboueur. Pour faire face à un métier objectivement pénible, difficile et socialement dénigré, les éboueurs ont développé des stratégies individuelles et collectives pour supporter les risques et affronter les dangers inhérents à l’exercice de leur profession (Corteel et Stéphane, 2013).
La création de pratiques sécuritaires par la déviance positive
Le travail réalisé par Levy (2020) sur la prévention des accidents du travail au sein des métiers de collecteurs de déchets dans une grande ville française permet d’illustrer via le témoignage de trois éboueurs les apports des comportements de déviance positive dans la prévention des risques.
- Ancien rappeur, un éboueur relate filmer son équipe en action avec des commentaires humoristiques. Le visionnage répété et collectif des vidéos a permis à l’équipe de prendre conscience des nombreux risques qu’elle prenait. L’équipe a alors “corrigé” par elle-même sa pratique. Elle n’était désormais plus obligée à être « le premier équipage » à terminer sa route. Ils ont commencé à prendre le temps de revoir collectivement leurs vidéos d’action chaque semaine, en apportant des changements progressifs qui ont amélioré la sécurité. Au fil du temps, ils ont développé un plus grand sentiment d’appartenance, d’autonomie et de cohésion. Cette équipe a eu beaucoup moins d’accidents que les autres équipes.
- Champion d’arts martiaux, un autre éboueur décrit souligner constamment l’importance de la vigilance aux membres de son équipage – d’être dans le moment présent, dans l’ici et le maintenant. Il a partagé l’importance de l’écoulement, c’est-à-dire d’éviter la force brute et a inculqué une conscience de la forme, c’est-à-dire une posture correcte lorsqu’il s’agit de soulever des objets lourds. Plus important encore, son équipe avait intériorisé les pratiques sans l’intervention d’experts.
- Du haut de ses 61 ans, un troisième éboueur prend son temps. Il connait et parle avec tout le monde sur son parcours. Lorsqu’il sent que les déchets ne sont pas correctement triés, il sonne à la porte, l’explique aux propriétaires et ce toujours avec un grand sourire. Les accidents dans son équipe sont rares. Son équipe est attentive au rythme de ses actions et fait les choses lentement avec une plus grande conscience globale. Et parce que cet ancien enseigne aux citoyens comment trier plus efficacement les ordures, il est rare de trouver sur son chemin des sacs poubelles lourds qui traînent en dehors des poubelles. Cela qui signifie pour les éboueurs de ne pas avoir besoin de soulever eux-mêmes ces sacs. Moins de levage se traduit par moins de problèmes musculo-squelettiques, moins d’arrêts maladie et moins d’accidents.
Ces trois exemples témoignent bien du fait que les questions de sécurité ne peuvent être isolées des pratiques mises en place par les éboueurs eux-mêmes. Ces pratiques perçues hier par la Direction comme transgressives et non désirables sont aujourd’hui des stratégies innovantes de réductions des accidents du travail dans le secteur. Il ne s’agit donc plus d’aborder les questions de sécurité uniquement par des réponses normatives descendantes pouvant conduire à une culture anxiogène et stigmatisante mais plutôt de les aborder en recherchant dans le collectif de travail lui-même les déviances positives reflets de bonnes pratiques à valoriser.
Jeanne Le Roy et Mathilde Brière
Références
Corteel, D., & Stéphane, L. E. (2013). Les travailleurs des déchets. Eres.
Dejours, C. (2008). Essai de psychopathologie du travail, Paris, Bayard.
Dubois, C., & Lévis, G. (2013). Reprendre collectivement la main sur l’activité pour plus de sécurité: le cas des éboueurs. Sociologies pratiques, (1), 27-40
Levy, G. (2020). Reducing Workplace Accidents: “Positive Deviant” Practices of Garbage Collectors in France
Peretti-Watel P. (2003). Sociologie du risque, Paris, Armand Colin.
Thompson, S.C. (1981). Cela fera-t-il moins mal si je peux le contrôler ? Psychological Bulletin, 90(1), 89-101.