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Les dividendes enrichissent ils les actionnaires ?

Chaque année les chiffres font ressortir que les groupes paient de très importants dividendes à leurs actionnaires (72,8 milliards en 2024 selon la Lettre de Vernimmen de janvier 2025). A l’heure de ces annonces de nombreux acteurs (sociaux, politiques, économiques) se disent surpris voire choqués de ces montants au regard de la situation des autres parties prenantes (salariés par exemple). Gardons à l’esprit l’annonce le 29/11/2024 d’un versement d’un dividende d’un milliard d’euros à la famille Mulliez par Decathlon alors que plusieurs milliers d’emplois sont menacés chez Auchan. Tout cela rend le contexte social lourd.

Derrière cette réalité difficile, il faut donc chercher à répondre à deux questions essentielles. La première est de savoir pourquoi les entreprises versent des dividendes ? La seconde est de savoir si les dividendes enrichissent ou non les actionnaires ?

Pourquoi des dividendes ?

Une des premières explications à la politique de dividendes est le fruit de l’étude de Lintner (1956). L’auteur y explique les entreprises paient et ajustent leurs dividendes en fonction d’une cible sectorielle. Les dividendes, qui sont des sorties de cash vers les actionnaires, permettent la rémunération des créanciers résiduels pour le risque qu’ils prennent. Ces dividendes obéissent à la règle classique rentabilité-risque.

Selon ce modèle, les entreprises adoptent une approche prudente et progressive pour ajuster leurs dividendes, afin d’éviter des variations brusques qui pourraient envoyer des signaux négatifs au marché. Les entreprises 1) préfèrent maintenir un niveau de dividendes stable ou croissant car les fluctuations soudaines peuvent être mal perçues par les investisseurs et 2) ont un ratio de distribution cible des bénéfices, qui représente le pourcentage des bénéfices qu’elles souhaitent distribuer sous forme de dividendes à long terme. En définitive, les entreprises ajustent leurs dividendes progressivement pour éviter des changements radicaux.

En résumé, le modèle de Lintner met en évidence une approche prudente, graduelle et ciblée dans la politique de distribution des dividendes, tout en tenant compte des attentes du marché et des contraintes internes des entreprises.

Un autre courant explicatif de la politique de dividende se fonde sur la fiscalité. L’idée est simple. La fiscalité peut influencer la décision des entreprises de distribuer des dividendes, mais cette influence n’est pas absolue. Plusieurs mécanismes sont à considérer : 1) la différence entre taxation des dividendes et de plus-value – Brennan (1970) souligne la pertinence de ne pas verser de dividendes dans un contexte où la fiscalité des dividendes est plus élevée que celle des plus-values – 2/ le ‘clientele effect’ à savoir que les différents investisseurs ont des préférences en matière de dividendes en fonction de leur situation fiscale. Les investisseurs fortement imposés préfèrent les entreprises qui distribuent peu ou pas de dividendes. Les investisseurs faiblement imposés ou des institutions comme les fonds de pension peuvent privilégier les dividendes élevés. Brav et al. (2005) soulignent, à travers des entretiens avec des professionnels, que si la fiscalité est un moyen de comprendre la politique de dividendes, elle reste une cause de second ordre en raison de la législation fiscale. Ce résultat est cohérent avec l’étude d’Allen et Michaely (2003).

Le dernier grand courant explicatif repose sur la théorie du signal. Les entreprises utilisent les dividendes pour transmettre des signaux sur leur santé financière. Même si la fiscalité est défavorable, certaines entreprises continuent de verser des dividendes pour renforcer la confiance des investisseurs. Dans le cadre de la théorie du signal, les dividendes représentent un moyen de transmettre des informations sur les bénéfices futurs d’une entreprise. Un changement dans la politique de dividendes est alors perçu comme un signal envoyé aux investisseurs concernant les flux de trésorerie futurs attendus. Kalay (1980) souligne que les dividendes sont utilisés comme un moyen de fournir aux investisseurs des informations financières. Les paiements de dividendes représentent un signal positif envoyé par les gestionnaires aux actionnaires. En effet, des paiements de dividendes élevés et réguliers sont coûteux et ne peuvent être assurés que par des entreprises rentables. Une entreprise non compétitive, qui tenterait de verser des dividendes élevés, serait, à long terme, contrainte de les réduire ou de les supprimer, ce qui serait négativement perçu par les marchés financiers. Si un dividende est considéré comme un signal, l’information qu’il véhicule peut être interprétée de différentes manières. Ainsi Microsoft en 2003 a été sanctionné par le marché lors de son premier versement de dividendes. Le marché a considéré que cette opération traduisait le manque de futures opportunités d’investissements rentables.

Les dividendes enrichissent ils les actionnaires ?

Pour appréhender cette question, il faut se référer à Miller et Modigliani (1961). La thèse se base sur un marché parfait en l’absence de différences d’imposition de plus-value et de dividende. Le versement d’un dividende est systématiquement compensé par un ajustement de la valeur de l’action dans la mesure où l’actionnaire est indifférent aux deux éléments de rentabilité de son investissement que sont les dividendes et les plus-values en capital. Les dividendes ne permettent pas aux actionnaires de s’enrichir car le paiement du dividende est compensé par la baisse d’un montant égal de la valeur de l’action. Avec le versement d’un dividende, l’actionnaire gagne en certitude car il obtient des liquidités immédiates, alors que lorsque le bénéfice est dans l’entreprise la richesse de l’actionnaire n’est que potentielle (il n’a pas encore touché le cash).

Conclusion

En guise de conclusion, il est légitime de reprendre l’expression de Black (1976) qui parlait en matière de politique de dividendes de ‘puzzle’. Plusieurs théories existent et sont à la fois substituables et complémentaires sans que l’on sache toujours laquelle est prépondérante. D’autres éléments tels que la gouvernance, le cadre institutionnel, le système politique ou des éléments de valorisation de l’entreprise. Le ‘puzzle’ des dividendes garde encore tous ses mystères. Au-delà d’autres questions se posent et en particulier sur la façon dont les entreprises choisissent de rendre l’argent aux actionnaires (rachat d’actions et/dividendes).

Eric Séverin et David Veganzones

Références

ALLEN F., MICHAELY R., (2003) Dividend Policy. In Constantinides G., Harris M., Stultz R. (Eds J. Handbook of the Economics of Finance), North Holland, Amsterdam.

BLACK F., 1976. The dividend puzzle, journal of Portfolio Management, vol 2, n° 4, 5-8.

BRENNAN M.J., 1970. Taxes Market valuation and corporate financial policy, National Tax journal, 23, 417- 427.

BRAV A., GRAHAM J.R., CAMPBELL R.H., MICHAELY R., 2005. Payout policy in the 21th century,  Journal of Financial Economies, vol 77, n° 3, 483-527.

KALAY A., 1980. Signaling, information content, and the reluctance to cut dividends, journal of Financial and Quantitative Analysis, vol 15, n° 4,855-873.

LA LETTRE de VERNIMMEN, 2025, n°223, janvier.

LINTNER Y. (1956). Distribution of incomes of corporation among dividends retained earnings and taxes, American Economic Review, vo1 46, n° 2, 97-113.

MILLER M., MODIGLIANI F., 1961. Dividend policy, growth and the valuation of shares, Journal of Business, 34, n° 4, 41I-433·