Tribunes

L’avenir de la librairie indépendante, un enjeu de civilisation

En partenariat avec la revue française de gestion (classée rang 2 FNEGE) et le projet NEMESIS – labellisation RFG

Ces deux dernières années ont montré l’attachement profond des français à « leurs » librairies. La crise sanitaire a en effet mis en lumière la place essentielle des librairies dans notre économie. Elles ont ainsi retrouvé en quelques mois leur fraîcheur et leur capacité d’attraction. Cette bonne santé retrouvée témoigne tout à la fois d’une force tranquille mais aussi d’une fragilité structurelle. En effet, derrière l’apparence de librairies redevenues centrales dans notre société, se cachent en réalité des difficultés qui n’ont pas été résolues et des inquiétudes qui perdurent. Les récentes Rencontres Nationales de la librairie organisées par le Syndicat de la Librairie Française début juillet 2022 n’ont fait que confirmer cette ambivalence.

 

Un modèle au cœur de l’ADN de notre société

 

Parce que notre civilisation et notre démocratie se sont fondées avec la société des Lumières dans un idéal de progrès, le livre a toujours joué un rôle majeur de bouillonnement intellectuel, de résistance et de fabrique de l’imaginaire. Si le livre est au creuset de notre civilisation, la librairie constitue, elle, un maillon essentiel de l’ADN de notre société.

Les travaux de recherche menés ces dernières années montrent l’impact des politiques publiques sur la diversité culturelle, à savoir la capacité d’un système d’aide publique à soutenir un large choix d’éditeurs, de librairies et in fine de livres pour les lecteurs. Un système protecteur favorisera ainsi la diversité culturelle et permettra à des éditeurs indépendants et des auteurs moins connus de publier et d’écrire. C’est pour cela que l’avenir du livre et de la librairie sont des enjeux de civilisation.

La politique culturelle française a ainsi cherché à consolider l’économie du livre, à favoriser la diversité éditoriale et à maintenir un réseau dense de librairies de proximité. Ce réseau perdure et fait l’originalité du système culturel français depuis 40 ans. Mais ce réseau, en dépit d’une résurgence enthousiasmante, reste fragile.

La librairie indépendante constitue une créature organisationnelle originale. Elle cumule en effet plusieurs fonctions : à la fois prescripteur et commerce de proximité, à la fois acteur économique et vecteur de lien social.

Prescripteur parce que, comme l’ont montré les recherches sur les Industries Culturelles et Créatives (ICC), les librairies jouent un rôle d’intermédiaire en accompagnant les clients dans leurs choix. Cette capacité de conseil personnalisé et de mise en correspondance entre demande et offre fonde cette relation si particulière entre la librairie et le client-lecteur (curation ou handselling, en anglais). Cette relation constitue ainsi leur cœur de métier et leur atout stratégique face à la concurrence.

Commerce de proximité car les librairies sont des entreprises, certes d’un genre particulier, mais commerces malgré tout, inscrits pleinement dans une logique économique. Peu d’organisations du secteur des ICC incarnent avec autant de pertinence le concept d’entrepreneuriat culturel et créatif dans le sens où, ontologiquement, les librairies arbitrent au quotidien, choix créatif et logique économique.

 

Un modèle qui reste fragile malgré l’embellie

 

Malgré la renaissance observée durant la crise sanitaire, il persiste une fragilité consubstantielle. Les librairies demeurent le commerce le moins rentable de France – moins de 1%.

Le métier est également décrit comme un « métier-passion » eu égard aux salaires faibles malgré les revalorisations et la convention collective ; la charge de travail déborde également largement sur l’espace personnel.

Les enjeux économiques sont prégnants dans le contexte de concentration des grands groupes éditoriaux et de priorisation de la rentabilité à court terme par les distributeurs.

Le lobby de la vente en ligne ne perd pas une occasion de chercher à déstabiliser l’ancrage de la librairie.

Les pénuries récentes de papier et l’engorgement du transport mondial (parce que beaucoup d’éditeurs européens ont délocalisé l’impression) ont encore davantage fragilisé le système.

Enfin, la crise de l’automne dernier autour d’un distributeur en particulier a montré la vulnérabilité des librairies. Il suffit d’un rien pour générer un déséquilibre perturbant en cascade l’ensemble des acteurs de la chaine du livre.

Si l’on sort de France, on constatera que le concept même de « librairie indépendante » n’est pas un modèle universel et que les transformations capitalistiques, la vague de la vente en ligne et du numérique ont pu, dans certains pays (en Europe centrale comme en Scandinavie) affaiblir la librairie jusqu’à la réduire à une peau de chagrin. Le modèle de la librairie indépendante reste ainsi précaire et incertain.

 

Les réponses des librairies

 

D’aucun annonçait le déclin inéluctable de la librairie indépendante face à la vague déferlante de la vente en ligne. Pourtant, vingt après, le réseau de librairies représente encore 40% des parts de marché quand la vente en ligne n’a pris que 20% du marché (étude Xerfi, 2021).

Ces vingt dernières années ont vu ces entreprises culturelles se professionnaliser de façon intense : la gestion des stocks est devenue un véritable levier de gestion, la pratique du benchmark a été rendue possible par des instruments de gestion nationaux créés par la profession, les plateformes de vente en ligne ont été investies par les librairies développant ainsi des stratégies phygitales. Que de chemin accompli ces deux dernières décennies dans la modernisation de la gestion ! Le libraire n’est plus seulement un « libraire passionné », mais également un véritable chef d’entreprise sachant manager son équipe, piloter son activité à l’aide de tableaux de bord et suivre ses achats dans le cadre d’une politique globale.

D’autre part, les librairies se sont investies dans l’action collective. Grâce à des associations locales, elles développent des actions de formation, organisent des plateformes de vente en ligne bien avant le COVID ou encore partagent des bonnes pratiques pour progresser ensemble dans le développement des compétences professionnelles. Cette stratégie collective incarne pleinement la voie de la coopétition (entre coopération et compétition) par la création de méta-organisations (une organisation faite d’autres organisations décidant d’agir ensemble).

Ces stratégies ont eu pour but de faire prospérer l’ambition culturelle, de maintenir l’exigence de service rendu et de valoriser la relation personnalisée avec le lecteur.

Le monde change, nous devons dès aujourd’hui affronter des crises majeures et repenser notre civilisation. Le livre peut nous y aider car il constitue toujours un formidable moteur pour l’éducation et l’esprit critique. Mais l’embellie récente est un arbre qui cache toute une forêt. Pérenniser l’avenir du modèle français du livre constitue dès lors un enjeu majeur pour l’avenir de notre civilisation. Plusieurs pistes peuvent être évoquées : refonder une politique du livre en phase avec les enjeux de notre temps, inscrire cette ambition dans un horizon européen, faire des librairies un acteur clef de ce projet, imaginer une autre gouvernance de l’écosystème du livre à la lumière des enjeux écologiques et ce dans une logique moins cloisonnée, et enfin repenser la chaine de valeur entre les acteurs du livre.

 

Pour que, demain, la librairie soit encore un laboratoire d’idées, il faudra la soutenir et l’accompagner dans sa métamorphose organisationnelle et gestionnaire.

 

David Piovesan