Sociétal

Sujets sensibles en logistique : sous la menace du wokisme ?

Se diffusant depuis plusieurs années comme une trainée de poudre sur de nombreux campus américains, menaçant la carrière de certains des plus brillants professeurs, le wokisme interpelle désormais de nombreuses communautés de chercheurs, et il serait maladroit de penser que la communauté des chercheurs en sciences de gestion et du management est à l’abri de ses excès. En faisant référence à une « culture woke », le wokisme renvoie en fait à un ensemble de courants de pensée qui, sous des atours progressistes, luttent pour une conception idéologique de ce qui est considéré comme une « cause juste », notamment à travers la défense de différents groupes humains considérés comme opprimés et/ou humiliés. Ce n’est pas tant une telle défense qui est problématique (elle est même louable sur le plan moral), que la manière dont le débat sera souvent anesthésié, voire éludé, de peur d’aborder de front, et de façon « détachée », tel ou tel sujet sensible.

La recherche en logistique, que l’on pourrait croire très « opérationnelle », et directement liée au pilotage des flux de produits pour satisfaire la demande, va-t-elle y échapper ? A la suite de la remarquable contribution de Grima et Meier (2022), il apparaît que la question des sujets sensibles en sciences de gestion et du management se pose lorsque le chercheur se retrouve notamment dans des contextes dangereux menaçant son intégrité physique (par exemple, lors d’émeutes populaires), ou lorsqu’il fait face à des réactions d’hostilité en abordant une thématique sociétale controversée (par exemple, le port du voile en entreprise). Il s’agit alors de savoir si le chercheur en sciences de gestion et du management doit accepter une prise de risque, et pour quelle connaissance actionnable. La diffusion rapide d’une « culture woke » l’interpelle d’une manière complémentaire, en le mettant face à une responsabilité nouvelle : son propos scientifique va-t-il « heurter » des sensibilités ? De manière surprenante, la recherche en logistique pourrait rapidement être confrontée à un tel questionnement.

Wokisme, quand tu nous tiens

Avant toute chose, des précisions sémantiques s’imposent. Selon le dictionnaire Merriam-Webster, le mot woke provient de l’argot américain, et se réfère à un état de conscience exacerbé vis-à-vis de questions importantes de société, en particulier en matière de justice sociale. Véritable système de pensée, le wokisme désigne dès lors le fait d’être conscient ou bien informé sur le plan politique ou culturel, en particulier quant aux problématiques relatives aux communautés marginalisées. D’une certaine façon, une personne adoptant le wokisme s’est (enfin) « réveillée » face aux problèmes d’injustice sociale. Toujours selon le dictionnaire Merriam-Webster, « stay woke » est progressivement devenu un mot d’ordre dans certaines composantes des communautés noires et LGBTQIA+ aux Etats-Unis en vue de remettre en question leur asservissement aux élites blanches. Pas à pas, la vision s’est élargie pour adopter une approche contestataire d’un ordre social imposé par un oppresseur à diverses minorités.

Au final, le wokisme est une sorte de notion-valise pouvant être déclinée dans pratiquement tous les pays. Pour cela, il suffit d’identifier une forme majeure d’oppression dans une région ou une nation donnée, faire savoir que tout individu devrait y être plus sensible (ce qui peut être parfois le cas), et proposer une théorisation qui conteste toute possibilité d’une lecture alternative, ou simplement plus nuancée, du phénomène social étudié. Pis encore, on peut imaginer que des chercheurs étudiant ce phénomène de manière scientifique, en mobilisant un appareillage méthodologique rigoureux, soient accusés de défendre implicitement l’oppresseur. Vision excessive d’une évolution outre-Atlantique ayant peu à voir avec la culture française, où la disputatio reste une vertu cardinale, notamment au sein du milieu académique ? Rien n’est moins sûr. Pour cela, prenons, deux thématiques en logistique, déjà traitées par ailleurs dans des travaux de recherche, mais dont on peut se demander s’il ne serait pas suicidaire de les approfondir demain, sous la menace du wokisme ambiant.

Des thématiques sulfureuses… qu’on ne peut ignorer

La première thématique est celle du rôle joué par la maîtrise de chaînes logistiques internationales dans le fonctionnement « efficace » du commerce triangulaire atlantique pendant cinq siècles. Sujet ô combien sensible car il indique que l’esclavagisme est un système économique n’ayant pu perdurer qu’à l’aide d’une remarquable organisation des flux de produits et d’hommes entre trois continents. Godbille et al. (2012) ont ainsi pu souligner que le modèle hub-and-spokes, inventé dans les années 1960 par le créateur de FedEx, trouve ses racines dans ce terrible trafic humain. Or, contrairement à l’imagerie populaire véhiculée par exemple par le film Amistad, de nombreux historiens, chiffres à l’appui, ont démontré que le transport des esclaves entre l’Atlantique et les Amériques n’a donné lieu à aucune surmortalité massive, le maintien dans des conditions sanitaires « satisfaisantes » des esclaves étant la clé de la réussite commerciale du commerce triangulaire. Une lecture wokiste aura vite fait de parler ici d’une apologie implicite de la traite négrière, et non pas du recours à des grilles de lecture éprouvées pour comprendre les ressorts de l’économie du commerce triangulaire.

La seconde thématique est relative à la place tenue par la logistique dans la mise en œuvre et le fonctionnement des réseaux de prostitution de mineures en France (Paché, 2021). Là encore, il s’agit d’une question épineuse, surtout quand on sait que ce type de prostitution, touchant parfois des jeunes filles de 12 ans, gangrène certains quartiers difficiles. Or, le travail conduit par Lavaud-Legendre et Plessard (2021) souligne la présence indispensable de ressources logistiques pour exercer l’activité prostitutionnelle, qu’il s’agisse de chambres d’hôtel ou d’appartements loués, mais aussi de moyens de transport pour acheminer les mineures et de smartphones pour gérer les échanges entre acteurs. Pour cela, les proxénètes n’hésiteront pas à se tourner vers des « prestataires » chargés de mettre à disposition les ressources logistiques nécessaires, tout en assurant leur sécurisation. Les observateurs des chaînes logistiques traditionnelles font immédiatement le parallèle avec l’interaction entre un chargeur et son prestataire de services logistiques dans le processus de sous-traitance des opérations d’acheminement des produits. Peut-on nier une telle réalité sociétale, qui défraie régulièrement la chronique ? Au contraire, l’étudier ne doit-il pas permettre de mieux combattre le fléau ? Le wokisme s’empressera d’y voir une acceptation par le chercheur de l’oppression masculine, un chercheur qui se contente pourtant de décrypter des modes opératoires à partir d’un appareillage théorique éprouvé.

Demain la France ?

D’aucuns cherchent à nous rassurer, dont le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports Jean-Michel Blanquer, en affirmant que le wokisme « ne passera pas » en France (Lombart-Latune, 2021). En effet, d’un point de vue constitutionnel, tout universitaire a le droit d’explorer librement les thématiques de son choix : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité » (article L952-2 du Code de l’éducation). Certes, il s’agit d’une liberté académique inaliénable (pour l’instant), mais quid de la tentation du chercheur de ne plus s’aventurer volontairement sur des chemins de traverse sous la pression médiatique ? Ne pas faire de vague, rentrer dans le rang en se contentant de traiter des sujets convenus et rebattus ? La menace plane sur l’univers académique, on ne peut le nier, et le wokisme présente un risque majeur : celui d’être balayé du revers de la main en pariant, à tort, sur son insignifiance.

Gilles Paché

Références

Godbille, T., Fulconis, F., Paché, G., et Merminod, N. (2012), Commerce triangulaire : une relecture à partir de la démarche logistique, Logistique & Management, Vol. 20, n° 1, pp. 43-57.

Grima, F., et Meier, O. (2022), Gestion des terrains sensibles en sciences de gestion et du management, in Deville, A., Dupuis, J., Lebraty, J.-F., Nègre, E., Riché, C., et Sattin, J.-F. (Eds.), La disputatio au cœur du management : débats et controverses, Presses Universitaires de Provence, Aix-en-Provence, pp. 155-170.

Lavaud-Legendre, B., et Plessard, C. (2021), L’organisation de l’activité prostitutionnelle des mineures : quand la logistique des plans masque le contrôle, in Cole, E., et Fougère-Ricaud, M. (Eds.), Protéger les enfants et les adolescents de la prostitution. Volet 1 : comprendre, voir, (se) mobiliser, La Documentation Française, Paris, pp. 67-79.

Lombart-Latune, M.-A. (2021), Les coulisses de l’opération Blanquer contre le wokisme, L’Opinion, 19 juillet.

Paché, G. (2021), Prostitution et logistique : un mariage (d)étonnant, Observatoire de l’ASAP, 22 avril.