politique

L’évaluation individuelle et systématique des enseignants-chercheurs : Origines, enjeux et perspectives du suivi de carrière

 

Contrairement aux idées reçues, la problématique de l’évaluation des enseignants-chercheurs n’est pas récente. Dès 1789, les révolutionnaires déclarent que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », rendant ainsi tout agent public redevable, vis-à-vis de la société, de justifications sur ses activités. Il faudra attendre le Premier Empire pour réhabiliter l’Université, et la 3è République pour la mise en place d’un système d’évaluation des universitaires, organisé autour de grands principes qui reposent sur une évaluation collégiale réalisée par les pairs, le plus souvent individuelle, et à la demande de l’intéressé. Ce système de type incitatif, ni régulier, ni systématique, évalue l’enseignant chercheur tout au long de sa carrière par des instances locales et nationales, à chaque fois qu’il candidate à une demande de qualification, une promotion ou une prime. Ces principes vont rester en vigueur durant près d’un siècle, avant d’être remis en cause suite à l’autonomisation croissante des établissements, dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur, introduite en 1968 avec la loi Faure.

A partir des années 1980 le débat s’engage et cède rapidement la place à une lente dérive des systèmes d’évaluation qui se déplacent progressivement de l’évaluation collective des structures de recherches vers l’évaluation individuelle des enseignants chercheurs, l’introduction du concept de « chercheur-publiant » par l’AERES marquant un tournant important à cet égard (Mérindol, 2008).

 

 

Le suivi de carrière : de l’évaluation incitative à l’évaluation punitive ?

 

L’évaluation individuelle, régulière et obligatoire des enseignant-chercheurs est apparue avec le projet de décret de 2009 réformant le statut des enseignants chercheurs issu de la LRU. Celui-ci juxtaposait la modulation des services d’enseignement et l’évaluation des enseignants-chercheurs, sans préciser la finalité de cette dernière. La crainte d’une instrumentalisation de l’évaluation pour moduler les services d’enseignements afin de permettre l’équilibre budgétaire d’établissements désormais autonomes avait alors suscité une vive réaction de la part des enseignants-chercheurs, qui avaient vu par ailleurs leurs conditions d’exercice se détériorer sur la période. Cette évaluation individuelle, abrogée en 2012, sera réintroduite à peu près dans les mêmes termes en 2014, sous l’appellation de « suivi de carrière ».

Malgré les discours rassurants, ce nouveau dispositif peine désormais à convaincre la communauté universitaire pour plusieurs raisons. L’objectif du suivi de carrière, tel qu’il est défini dans le décret, est de permettre aux établissements d’accompagner professionnellement les enseignants-chercheurs. Cependant il y a actuellement un fort contraste entre l’objectif décrit et l’absence totale de moyens permettant la mise en œuvre des recommandations faites par les sections du CNU aux établissements.

La majorité des collègues étant déjà évaluée au travers des dispositifs incitatifs existants, le suivi de carrière conduit, en pratique, à un surcroit de travail administratif pour les collègues et pour les instances d’évaluation concernés, sans pour autant bénéficier aux intéressés. De plus certains dénoncent les finalités cachées du dispositif et le danger que le suivi de carrière ne soit instrumentalisé à terme dans une optique budgétaire, conformément à ce qui était initialement prévu en 2009 pour moduler les services. Ce triple constat conduit actuellement plus de la moitié des sections du conseil national des universités à ne pas le mettre en œuvre (DGRH, 2021).

Néanmoins la tutelle a déjà montré à plusieurs occasions qu’elle considérait l’application de ce dispositif comme prioritaire, ce qui ne manque pas d’interpeller dans le contexte actuel. Le ministère tente notamment de reprendre la main actuellement sur cette question en s’appuyant sur les conclusions du rapport Blaise, Desbiolles, Gilli, remis en avril 2021 à la ministre. Ce rapport, qui s’inscrit dans la droite ligne de la LPR, semble actuellement en passe de modifier sensiblement les procédures du suivi de carrière des enseignants chercheurs. La question du suivi de carrière va donc très probablement constituer, pour quelque temps encore, l’objet de toutes les attentions au sein de l’enseignement supérieur.

 

Jean-François Sattin et Sophie Cros

 

(1) Cet article prend appui sur un chapitre réalisé dans le cadre d’un ouvrage collectif rédigé par 40 membres de la section 06 du Conseil national des universités (CNU) de la mandature 2019-2023. La volonté des différentes contributions est d’éclairer les controverses en optant pour une vision réflexive, fondée sur le registre de la disputatio : une discussion entre pairs mobilisant arguments et contre-arguments. Mesurer, transmettre, s’interroger, explorer, se projeter, les différents chapitres du livre aborde des questionnements majeurs de tous les enseignants-chercheurs en sciences de gestion et du management et, plus largement, du grand public qui souhaite mieux appréhender la gouvernance du système universitaire.

 

Référence

DGRH (2021) Le suivi de carrière, Note de Recherche n°2, Février

Mérindol, Jean-Yves, (2008), Comment l’évaluation est arrivée dans les universités françaises, Revue d’histoire moderne & contemporaine, 5, 7-27