Entretien mené par Elizabeth Couzineau-Zegwaard
Vous avez contribué récemment dans un ouvrage collectif sur l’enseignement de la gestion en France, sous la direction des Pr Alain Burlaud et Franck Bournois, quel regard portez-vous sur l’enseignement supérieur en France à l’Université, dans les grandes Ecoles et grands établissements ?
En préambule, je tiens à souligner qu’il y a eu de très grandes transformations ces 20 dernières années, enclenchées depuis le premier rapport Attali en 1998 qui proposait alors l’élaboration d’une dizaine de grands campus d’excellence et visant à faire sauter les frontières institutionnelles entre universités, grandes écoles et organismes de recherche. En 2021, nous sommes au moment du bilan. Après 20 ans de transformations, où en est-on ? ce qui a fonctionné, ce qui n’a pas fonctionné ?
Je retiens pour ma part, plusieurs éléments. Le premier porte sur une forme de financiarisation générale de l’enseignement supérieur. Pourquoi ce terme de financiarisation générale ? Nous sommes entrés dans les années 90, dans un monde global. Si l’on souhaitait continuer à y exister, il fallait construire de grands champions nationaux susceptibles de s’intégrer dans cette grande compétition globale. L’enseignement supérieur n’a pas fait exception à la règle. Au contraire. On l’a vu d’ailleurs au fur et à mesure des campagnes présidentielles puisque le volet enseignement supérieur n’a jamais été remis en cause dans sa logique : il s’est agi de construire de grands ensembles visant l’excellence internationale.
Beaucoup de débats ont accompagné ce mouvement : la taille devait-elle primer ? le « big is beautiful » pour être visible et exister à l’international était-il la panacée ? Cette dynamique que je qualifie de financiarisation de l’enseignement supérieur est pour moi la grande transformation des 20 dernières années : transformer des institutions réputées au plan national mais jugées trop petites pour les rendre visibles et attractives à l’international. Avec pour objectif de générer des ressources, donc de recruter des étudiants internationaux, de lever des financements au risque sinon d’être sortis de la grande course internationale. Il est intéressant de noter sur ce point que l’enseignement supérieur a finalement connu la même évolution que toutes les autres industries. [suite]
Quelles sont pour vous les évolutions marquantes sur le plan politique, économique, technologique à prendre en compte pour les établissements d’enseignement supérieur ?
C’est un truisme désormais de rappeler que nous sommes au plan politique dans une situation très compliquée aujourd’hui. Mais j’aimerais aller un peu plus loin que ce qu’on peut lire ici ou là. Car ce contexte général a des implications pour les grands établissements d’enseignement supérieur.
Au fond, nous n’avons tiré aucune leçon de la séquence qui a vu s’enchaîner la crise financière de 2007 (je dis bien : aucune !), la crise des dettes souveraines et de l’Euro qui a suivi, la crise des gilets jaunes. La crise sanitaire a ouvert une parenthèse inédite avec les confinements successifs des populations et les plans de soutien massifs qui de fait se sont traduits par une prise en charge par l’État – il serait plus juste de dire les Etats… — de l’ensemble de l’activité économique. Cependant, les récents chiffres d’abstention aux élections en France sont les témoins de la très grave crise de défiance qui existe aujourd’hui dans un pays comme la France entre les citoyens et leurs représentants. Et il me semble que nous ne prenons pas suffisamment en considération la situation de tensions extrêmes dans laquelle nous sommes collectivement plongés et qui de fait marque aussi le contexte général dans lequel évoluent tous les établissements, depuis les classes primaires jusqu’à l’enseignement supérieur d’ailleurs. C’est pourquoi il faut s’efforcer de comprendre l’ampleur du sujet sociétal et ses conséquences, si l’on souhaite envisager des possibilités nouvelles d’action.
Rappelons-le, depuis la fin des années 1990, la dynamique de globalisation s’est nourrie d’un alignement des planètes politique, économique et technologique. Et cela a largement contribué à déstabiliser les classes moyennes occidentales. Les évolutions se sont en effet conjuguées pour créer une sorte d’effet « sablier » comme le proposait Eric Le Boucher dès 2007 dans un article remarquable publié dans le Monde : « Le losange ou le Sablier ». Il y proposait de raisonner sur trois formes géométriques : le triangle, le losange et le sablier. Le triangle représentait l’ancienne Société industrielle, le losange ou le sablier correspondaient pour lui aux programmes politiques proposés respectivement par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy pour affronter les défis de la globalisation et d’un monde toujours plus immatériel. On sait qui l’a emporté. Et c’est de ce diagnostic qu’il nous faut, je crois repartir car il constitue une très puissante heuristique de raisonnement.
Avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, le pays a donc pris conscience à la fois des opportunités offertes par la globalisation et à saisir pour continuer à faire partie de l’élite mondiale, située en haut du sablier. Mais on savait déjà aussi que cette même globalisation ne pouvait être que profondément inégalitaire, et que beaucoup seraient aspirés vers le bas du sablier, avec les risques de déclassement en conséquence. C’était d’ailleurs ce qui justifiait un programme politique qui faisait la part belle à « la France de propriétaires », à la croissance à aller chercher « avec les dents ». Dans le cas de l’enseignement supérieur, on ne comprend rien si on ne conserve pas en tête ce diagnostic et cette « longue vue » : la loi sur l’autonomie des université (la LRU), les plans campus, les laboratoires d’excellence et autres plans d’Investissement d’avenir procédaient tous de cette logique : transformer radicalement le paysage ancien de l’enseignement supérieur pour le faire entrer de plein pied dans la course à l’innovation et dans le XXIème siècle. Il faut bien comprendre comment ceci faisait « système ». Autrement dit, la façon dont les dimensions politique, économique, sociale, politique étaient mises en mouvement par la globalisation marchande, par l’immatériel et que s’ouvrait une ère de compétition mondiale appelée aussi à être cruelle, comme toute compétition. Pour moi, aujourd’hui, l’avenir de l’enseignement supérieur ne saurait être pensé sans toujours conserver en toile de fond cette dynamique de transformation radicale d’une brutalité inconnue et très profonde. [suite]
Comment les établissements d’enseignement supérieur doivent répondre aujourd’hui à ces évolutions économiques, sociales, sociétales, technologiques ?
Je n’ai évidemment pas de réponses définitives à la question que vous posez. Mais je souhaite verser quelques éléments au débat que je vois trop rarement avancés et discutés.
D’abord, nous avons atteint un sommet d’incompréhension et d’inconséquence politique avec la question du numérique. Retournons un instant en arrière avec cette grande idée portée par Jean-Pierre Chevènement dans les années 1980 : 80 % d’une classe d’âge au niveau bac. Je trouve particulièrement symptomatique d’évoquer ceci précisément au moment où le bac, ce symbole républicain par excellence, de fait disparaît. Ainsi, alors que nous aurions pu faire du numérique une grande cause nationale pour repenser les politiques d’éducation, nous n’avons su finalement prendre aucun des virages. Pire, nous ne les avons pas même aperçus.
Prenons ici à nouveau l’exemple de l’année 2007. 2007, ce n’est pas seulement l’année de la campagne présidentielle et des débats Royal – Sarkozy. C’est aussi l’année du lancement du premier iPhone, donc du premier véritable smartphone. Annonçant le tsunami stratégique de l’internet mobile que l’on connaît. Nous venions d’un monde où l’ordinateur individuel puis l’internet avaient déjà transformé la vie de milliards d’êtres humains. Avec le smartphone, nous entrions dans une ère où la dissémination des puissances de calcul et de communication nous faisait entrer dans une période inconnue dans l’Histoire. Nous aurions pu et dû nous saisir, de manière très forte, de cette question de la transformation technologique dans ce monde en sablier. Force est de reconnaître qu’en dépit à nouveau de tous les discours martiaux, nous n’avons rien fait, en tout cas rien réussi. [suite]