Interview

Entretien auprès de Jérôme Friteau, Directeur des relations humaines et de la transformation, CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse)

Entretien mené par Michel Barabel

Bonjour Jérôme, pouvez-vous nous présenter brièvement la CNAV ?

La Cnav est la Caisse nationale et l’opérateur pour l’Ile-de-France de l’Assurance retraite (14 000 collaborateurs). Elle est composée de 3 600 collaborateurs.

L’Assurance retraite est le premier régime de retraite français. Il couvre aujourd’hui plus de 36 millions d’assurés. C’est la retraite de base des salariés du secteur privé, des travailleurs indépendants, des contractuels de droit public et des artistes-auteurs.
Au-delà du versement des retraites, elle diversifie son offre de service pour tous les assurés et mène une action sociale en faveur du bien-vieillir et de la préservation de l’autonomie des retraités.

Quels sont vos enjeux RH ?

Depuis 2015, nous avons engagé une transformation profonde de la stratégie RH de la Cnav structurée autour de deux axes :

1) Dépasser la dimension administrative et le rôle régalien d’une fonction « support », trop souvent ancrés dans le secteur public, pour contribuer à l’enjeu déterminant de la transformation du service public de la retraite.

2) Développer la marque employeur d’un service public méconnu, capitaliser sur le sens de nos missions, valoriser l’émergence de nouveaux métiers dans le service public : data scientist, UX designer, chargé de marketing digital, scrum master, facilitateur en intelligence collective…

L’année 2020, marquée par une crise sanitaire sans précédent, a constitué un catalyseur de transformations managériale et RH. La fonction RH a joué un rôle déterminant dans la réussite d’un télétravail de crise généralisé en full remote, l’accompagnement des managers dans la responsabilisation des collaborateurs et le maintien de l’engagement. La transformation digitale de la fonction RH s’est accélérée, que ce soit pour maintenir notre indispensable effort de formation à distance, poursuivre les recrutements (200 évaluations de candidatures menées entièrement à distance à la Cnav durant le premier confinement), renforcer le dialogue social avec un CSE quasi-continu sur WhatsApp et, via un baromètre social digital, diagnostiquer la QVT en situation particulièrement sensible pour mieux agir.

Vous avez aussi pris en charge fin 2018 la conception de la stratégie RH nationale de l’Assurance retraite ?

En effet, depuis deux ans, nous avons hybridé le rôle de la DRH de la Cnav. Toujours en gestion directe pour les 3 600 salariés de l’établissement public, la DRH accompagne désormais également les DRH des Carsat et CGSS, nos entités régionales en métropole et en outre-mer, telle une DRH groupe.

Pourquoi avoir décidé de renouveler la manière dont cette stratégie est conçue et diffusée ?

Historiquement, dans notre secteur, la stratégie RH était établie par les experts nationaux dans un schéma directeur RH, pour une durée d’environ 4 ans. Prescriptive, elle était traduite en indicateurs et déclinée dans des schémas locaux.

Je ne croyais plus dans ce modèle verticalisé, théorique, figé pour une durée définie alors que notre environnement est mouvant, et surtout peu convaincant pour créer l’engagement des équipes.

Je souhaitais procéder différemment et c’est ma rencontre avec un stagiaire du monde du design, en reconversion professionnelle, qui m’a permis d’appréhender la puissance d’un cahier de tendances (cf. image ci-dessus). Très utilisé dans le monde de la mode, ce concept m’a semblé pouvoir être repris pour concevoir notre stratégie RH.

J’ai ainsi créé à la DRH le métier de désigner de services RH et nous avons engagé les travaux du premier cahier de tendances RH pour définir, porter et essaimer la stratégie RH.

Afin de transformer totalement la conception de la stratégie RH, nous nous sommes également appuyés sur un écosystème innovant : nous avons répondu à l’appel à projets du Lab RH et Sciences Po et proposé à des élèves de master Organisation et Management des RH de participer à notre aventure. Le regard neuf, extérieur, d’une nouvelle génération d’acteurs RH, nous a permis de challenger encore davantage notre démarche…

Pouvez-vous nous présenter ce fameux cahier de tendances RH ?

Pour renforcer le positionnement de la fonction RH de l’Assurance retraite au service de la performance sociale de nos organisations, nous avons souhaité fixer collectivement une ambition commune, directement connectée aux enjeux de service public : contribuer, par des actions concrètes imaginées localement, à la réussite de nos transformations, dans un contexte de forte concurrence entre les acteurs du monde du travail pour attirer, fidéliser et développer les talents dont nous avons besoin, et dont nous aurons besoin, aujourd’hui et demain.

Mi-guide d’orientations RH, mi-outil au service de l’action locale, le « Schéma directeur RH transformé » s’appuie sur les évolutions sociétales et favorise l’idéation locale pour générer des solutions RH concrètes adaptées aux enjeux de l’Assurance retraite.

À partir d’une inspiration sociétale, la posture RH se dessine (rôle à endosser) pour qu’ensuite le sens de l’objectif poursuivi soit explicité et illustré par un témoignage d’expert.

La dernière étape du cahier de tendances consiste à présenter des pépites RH de terrain : des expérimentations effectives dans le réseau de l’Assurance retraite, qui concourent à la poursuite de l’objectif. L’ancrage se projette grâce à la méthode « KISS » (Keep, Improve, Stop, Start) et un duo de personnages (cf. image ci-dessus) créé par nos étudiants de Sciences Po, encourageant le débat autour des objectifs et actions : SupeRH, experte gardienne du temple RH, qui incarne le devoir RH, et petit BélieRH, fonceur et pragmatique, qui met les pattes dans le cambouis et est la voix du bon sens.

 Comment a été accueillie votre démarche ?

Le premier facteur de réussite, et aussi une fierté, est une réalisation 100 % interne, sans aucune prestation de conseil extérieure, jusqu’à l’édition du cahier de tendances par notre atelier d’impression.

Bien sûr, les premières réactions de perplexité ont été à la hauteur de la prise de risque mais la co-construction de chaque étape de la stratégie RH avec les réseaux RH, par séances de design thinking, ont permis une acculturation progressive.

Seul le format du cahier de tendances a véritablement surpris. Mais à l’instar d’un cahier d’éveil, l’objet dévoile sa richesse au fil de ses consultations et utilisations.

Fort de votre expérience, quels sont freins à la transformation RH d’après-vous ?

Le poids du régalien et des processus RH, souvent identifiés comme gages de sécurité juridique, constituent assurément des freins.

Par ailleurs, les décideurs sont régulièrement tentés d’affaiblir les fonctions support au sens large, perçues trop souvent et sans distinction comme des centres de coûts. La crise sanitaire aura sans doute permis quelques prises de conscience.

Mais les DRH ne doivent pas s’abriter derrière le manque de moyens et la nécessité d’une contribution court-termiste pour faire durer plus longtemps des pratiques conservatrices de « business partner ». À l’aune de l’accélération des transformations sociétales, la fonction RH doit jouer un rôle de garant du sens, au-delà de quelques coups de com en suivant les effets de mode, et continuer à préserver la croyance des salariés et des candidats en l’entreprise.

Comment piloter des innovations RH dans le secteur public ?

Je n’occupe une fonction RH que depuis 7 ans. Je ne suis pas un véritable expert de la fonction. J’aurais quitté la fonction de DRH, plutôt exigeante au demeurant, si je n’étais pas profondément convaincu qu’elle joue un rôle déterminant dans la performance d’un service public en pleine transformation. Accompagner la transformation digitale par l’usage, manager les mutations du travail, projeter les transformations des métiers, revêtent une dimension particulière dans le secteur public. Nos collaborateurs ne choisissent pas le service public par hasard, sauf à être déçus. Ils sont attachés à une déontologie qu’ils appliquent au quotidien dans leur rapport aux citoyens français. Nous leur devons la même déontologie. Je crois à la symétrie des attentions. Et cela devient de plus en plus commun au monde de l’entreprise, de nombreux acteurs du secteur privé travaillant aujourd’hui sur leur raison d’être.

Si je prends un exemple, on projette le développement de l’IA pour un service public augmenté (horaires de disponibilité, démultiplication des démarches en ligne) et pour repositionner l’humain sur une plus forte valeur ajoutée (automatisation de saisies). Cela nous ouvre la perspective d’un service public plus attentionné envers nos populations fragiles. En effet, notre spécificité est de nous adresser à la société française dans toute sa richesse et sa diversité. Cela ne permet pas de tout miser sur le digital, comme pourrait le faire une entreprise visant une clientèle urbaine de
15-35 ans, composée de salariés qui ressemblent à ses clients.

Pour conclure, quelles sont les prochaines étapes pour la fonction RH ?

Dès que nous aurons géré la sortie de crise sanitaire, il nous faudra en tirer tous les enseignements. Les DRH sont déjà à la manœuvre pour définir, dans le cadre du dialogue social, une organisation de travail hybride, répondant aux enjeux de performance économique, de maintien d’un lien social mis à rude épreuve en 2020, et aux attentes des collaborateurs.

Nos principaux défis seront de manager les mutations du travail et toujours identifier les leviers d’attraction des candidats et d’engagement des collaborateurs, pour développer la performance des entreprises et services publics. À l’heure où les engagements politiques, syndicaux s’affaissent dangereusement, et où la réussite professionnelle n’emporte plus la même signification que dans les décennies précédentes, il faut se renouveler…

Et pourtant, des causes ou leaders émergents (gilets jaunes, #MeToo, Greta Thunberg, etc.) sont créateurs de puissantes bulles d’engagement (cf. image ci-dessus). À transformer en énergie constructive… dans nos organisations !