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Défendre la nature comme sujet de droit

Entretien avec Me Marine Yzquierdo

Propos recueillis par Christian Makaya

Marine Yzquierdo est avocate au barreau de Paris en droit de l’environnement. Membre du Conseil d’administration de l’association Notre Affaire à Tous, qui défend la justice climatique, poursuit les responsables de l’inaction écologique et promeut les droits de la nature, elle milite pour la reconnaissance des droits de la nature et œuvre à l’intégration de ces droits dans la gouvernance des entreprises. Dans cet entretien mené par Christian Makaya, elle revient sur les évolutions juridiques en cours, les défis culturels à relever, et les perspectives pour faire de la nature un acteur à part entière du droit. Cet échange met en lumière les mutations en cours du droit de l’environnement, mais aussi les résistances culturelles et structurelles qu’il reste à dépasser. Loin d’une utopie, la reconnaissance des droits de la nature s’ancre dans des pratiques concrètes et soulève des questions fondamentales sur notre rapport à la vie non humaine, sur la gouvernance et sur le rôle de l’entreprise dans la société.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis avocate au barreau de Paris. J’interviens en droit de l’environnement et je me suis également spécialisée sur les droits de la nature. Je dirige à cet égard une commission ouverte  « Droits de la Nature » au barreau de Paris. Je suis par ailleurs membre du conseil d’administration de l’association Notre Affaire à Tous.

Comment percevez-vous l’évolution du droit vers la reconnaissance des droits de la nature ?

Il existe un mouvement mondial des droits de la nature qui a commencé en 2006 aux États-Unis, puis en 2008 en Amérique latine avec l’Équateur. Aujourd’hui, une vingtaine de pays ont reconnu des droits à la nature, de différentes manières. En France, cette dynamique a surtout pris forme avec le projet ‘Parlement de Loire’ initié en 2019. Depuis, de nombreux collectifs locaux ont émergé, souhaitant donner une voix et des droits aux écosystèmes. Le débat évolue : là où il y avait des oppositions fermes, on observe aujourd’hui des réflexions ouvertes sur le sujet.

Existe-t-il des freins juridiques à cette reconnaissance ?

D’un point de vue technique, il n’y a aucun obstacle. On a déjà accordé la personnalité juridique à des entités non humaines comme les entreprises. Le vrai défi, c’est l’articulation de cette reconnaissance avec les régimes juridiques existants, les modalités pratiques de mise en œuvre telles que la désignation des représentants de la nature, et bien sûr, le frein culturel.

Comment pourrait-on concrétiser juridiquement la reconnaissance des droits de la nature, notamment au sein des entreprises ?

Il faudra passer par une loi pour consacrer les droits de la nature. En entreprise, c’est différent. On ne parle pas de « droits de la nature » comme on l’entend traditionnellement, il s’agit plutôt de donner une voix à la nature qui va devenir un véritable acteur décisionnel. Il y a pour cela différentes échelles et formes d’engagement pour les entreprises (Nature en tant qu’inspiration, Nature en tant que conseillère au sein de comités, Nature en tant qu’administratrice, Nature en tant qu’actionnaire…). Se pose alors la question de savoir quel représentant humain représenterait la nature (et quelle nature ?) en entreprise. Pour aller jusqu’au bout de cette idée, on pourrait imaginer constituer, par exemple, des listes de personnes « qualifiées » pour représenter les intérêts de la nature en entreprise, à l’image des experts judiciaires nommés pour certaines affaires environnementales ou de santé. Ce ne seraient bien sûr pas des listes établies par les tribunaux, mais par des organisations reconnues, afin de proposer ces représentants aux entreprises qui souhaiteraient à leur tour s’engager sur cette voie.

Cela s’inscrirait dans une vision stratégique forte en matière de durabilité.

Exactement. C’est dans cet esprit que nous militons, avec notamment des concepts qui émergent dans certains jugements internationaux sur les droits de la nature comme le principe interspécifique — ou principe inter-espèces — et celui de l’interprétation écologique, qui prend en compte les interactions biologiques entre espèces et individus. Ce sont des notions très stimulantes à mobiliser. Au niveau de l’entreprise, cela permettrait de changer peu à peu les paradigmes économiques et financiers dominants en priorisant davantage la nature au niveau des prises de décisions.

Pensez-vous que ces idées puissent un jour s’imposer dans le droit français ?

J’y crois, bien qu’on assiste actuellement à une régression et une déconstruction du droit de l’environnement. Dès qu’un jugement déplaît à un élu de la République, une proposition de loi surgit pour tenter de l’invalider ou de changer la loi afin de la rendre moins contraignante, créant un climat juridique assez hostile au progrès environnemental et social.

Pourtant, l’idée des droits de la nature semble avancer…

Oui, il y a une vraie dynamique. D’ailleurs, un colloque sur les droits de la nature va enfin se tenir à l’Assemblée nationale le 30 avril 2025. Il avait été annulé l’an dernier du fait de la dissolution, mais cette fois, il aura bien lieu. Cela montre que la question gagne en visibilité même au sein des élus, et pas seulement de la société civile.

Vous sentez donc une forme de « momentum » autour de ces idées ?

Oui, exactement. Il y a une prise de conscience croissante, dans le monde, en Europe et en France, notamment à l’échelle des territoires. Beaucoup de maires sont à l’écoute des collectifs locaux et se montrent favorables à cette reconnaissance. Je pense que c’est par la base, par la pression locale et citoyenne, que nous pourrons faire avancer les choses. Les lois viendront après.

Quel regard portez-vous sur l’intégration d’un représentant de la nature dans la gouvernance des entreprises ?

Je trouve l’idée très pertinente. Les entreprises sont des acteurs principaux de l’économie et la croissance économique est un des principaux facteurs de la destruction du vivant. Leur attribuer un représentant de la nature pourrait progressivement changer leur culture et leur stratégie d’entreprise. Cela permettrait d’amener l’idée d’une prise en compte la valeur intrinsèque de la nature, au-delà de sa valeur marchande, comme le recommande l’IPBES, la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques.

Mais cela pourrait-il générer des conflits d’intérêts dans les conseils d’administration ?

Je parlerais plutôt de points de vue opposés. Si le représentant de la nature n’est pas employé par l’entreprise et qu’il défend uniquement l’intérêt de la nature, et non pas son propre intérêt, alors il n’y aura pas de conflits d’intérêt. Dans le cas de la confrontation de points de vue opposés, il conviendrait d s’assurer que le rôle du représentant de la nature ne soit pas purement consultatif. Il faudrait lui accorder un vrai pouvoir, un droit de regard, voire de veto, comme l’a fait Norsys. Cela nécessite que l’entreprise adopte une posture sincère de transformation, comme le propose le mouvement des permaentreprises. Si elle est uniquement guidée par le profit, cela ne fonctionnera pas.

Comment éviter que cette démarche ne devienne un simple outil de greenwashing ?

C’est un vrai risque. On le voit déjà avec les labels ou les sociétés à mission. Il est difficile d’empêcher une entreprise d’utiliser ces démarches à des fins de verdissement d’image uniquement. La seule solution reste, à mon sens, le recours aux contentieux sur le fondement de pratiques commerciales trompeuses pour dissuader les abus.

Quels impacts concrets cela peut-il avoir sur la culture d’entreprise ?

Je pense à l’exemple de Faith in Nature, au Royaume-Uni, où la nature a été intégrée au conseil d’administration avec un droit de regard. D’après le retour d’expérience d’Alexandra Pimor, qui a été représentante de la nature, les salariés ont adopté une nouvelle posture : avant chaque prise de décision, ils se demandent à présent : ‘Que dirait la nature ?’. Cela change profondément les pratiques et les rapports internes.

Et sur les décisions économiques, comme les salaires ?

Justement, une discussion avait eu lieu au sein de Faith in Nature sur la légitimité de la nature à se prononcer sur l’augmentation des salaires. La représentante de la nature a alors expliqué le raisonnement suivant : l’entreprise est une organisation, c’est-à-dire un écosystème, qui fait partie d’un écosystème encore plus large. Il importe d’avoir une vision holistique. On ne peut pas prendre soin de ce grand écosystème si on ne prend pas soin des parties prenantes que sont les salariés qui en font partie.  Il faut savoir qu’en parallèle, une initiative avait été lancée au Royaume-Uni pour changer la définition du mot « nature » dans le dictionnaire car elle n’inclut pas les humains. Or, dans une perspective écocentrique, nous sommes la nature, nous faisons partie d’elle. Par conséquent, les salariés, en tant que parties prenantes, sont aussi une expression de la nature. La représentante de la nature a donc soutenu que la question des salaires intéressait la nature, ce que l’entreprise a finalement accepté.

Quel rôle joue le vocabulaire juridique dans cette évolution ?

Il est central. C’est une question qui relève davantage du domaine des sciences sociales mais nos pensées influencent nos mots qui deviennent nos actions. Parler de ‘ressources’ ou de ‘capital naturel’ reflète une vision anthropocentrée. Si on se décentre et qu’on adopte un vocabulaire plus respectueux, en parlant d’êtres vivants, d’écosystèmes, de milieux de vie, cela pourrait conduire à de nouvelles pratiques et lois plus respectueuses envers la nature.

Quelles grandes lignes pourrait-on dessiner pour un futur droit de la gouvernance écologique ?

Dans son acception large, ce futur droit de la gouvernance écologique impliquerait la reconnaissance de droits à des entités naturelles dont la voix serait prise en compte dans les processus décisionnels, publics et privés. Dans la sphère de l’entreprise, cela impliquerait une refonte des processus et mécanismes de gouvernance pour représenter la nature (ou certaines entités naturelles).  On pourrait imaginer plusieurs modèles en fonction du type d’entreprise, à l’image de ce qu’on fait Faith in Nature, Corporate ReGeneration ou encore Norsys, impliquant un vrai dialogue social environnemental avec par exemple la mise en place d’un comité social, économique et environnemental . Pour se projeter plus loin, dans le scenario de bifurcation pour et avec les droits de la nature imaginé par Camille de Toledo, le travail fourni par les entités naturelles pour les humains serait rémunéré et donnerait forme à une nouvelle « économie politique terrestre », dans laquelle les travailleurs humains se battraient aux côtés des travailleurs non-humains.