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Entretien auprès Alexia Hetzel : « Les profils TDAH sont une ressource inestimable »

Entretien réalisé par Christian Makaya

 

 

CM : Bonjour Alexia, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

AH : Je suis une française de 40 ans installée au Luxembourg depuis 2009. Je suis coach et consultante spécialisée dans les profils neurodivergents avec une spécialité sur le TDAH (Trouble Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité). Et j’ai un parcours un petit peu atypique : je suis française mais j’ai fait mes études au Royaume-Uni en politique sociale puis en droit.Et puis comme je n’arrivais pas du tout à me décider, j’ai finalement interrompu ces études-là, en 2008, à l’époque où le marché de l’emploi en Angleterre était particulièrement saturé dans le domaine juridique.

Je suis tombée par hasard dans le knowledge management – la gestion des connaissances en entreprise – et je suis restée dans cet univers pendant 15 ans, dans des structures et des domaines différents. Puis j’ai entamé un revirement de carrière il y a environ 6 ans, pour finalement me mettre à mon compte l’année dernière.

CM : Quel est votre champ d’intervention en tant que coach ?

AH : L’essentiel de mon activité consiste en du coaching individuel pour des personnes qui viennent vers moi à titre personnel, à titre privé et parfois via leur employeur. J’ai des clients partout dans le monde et sur tous les fuseaux horaires. Je les aide à se sentir mieux par rapport à leur neurodiversité, à reformater leur vie de tous les jours pour que cela soit un avantage, ou en tout cas quelque chose qu’ils arrivent à dompter plutôt que de subir. Un accompagnement dure au moins 6 mois, parfois un an, parfois plus. J’accompagne énormément d’entrepreneurs, ce qui est intéressant puisqu’on sait que les individus concernés par le TDAH ont tendance à aller vers l’entrepreneuriat, soit par défaut, en raison d’expériences professionnelles compliquées, soit par vocation et un besoin d’exprimer leur pensée novatrice.L’autre facette de mon activité consiste à accompagner les entreprises qui s’intéressent à cette thématique et je leur propose des workshops de sensibilisation destinés à l’ensemble du personnel, aux fonctions RH, ou encore aux dirigeants.

Dans quelques jours par exemple, j’anime un workshop pour une entreprise de broadcasting à New York. J’interviens notamment auprès de cabinets d’avocats ou de conseil, puisque contrairement à ce qu’on pourrait penser, même ces entreprises très normées commencent à s’emparer de cette thématique.

CM : D’accord, et qu’est-ce qui vous a amené vers cette thématique de la neurodiversité ?

AH : Ma propre histoire. J’ai vécu deux épisodes très compliqués de grosses frictions et tensions en début de carrière qui m’ont menée au burnout. Ces évènements m’ont fait chercher de l’aide pour ma santé mentale. C’est à ce moment-là que l’on m’a diagnostiqué d’un TDAH, quand j’avais 27 ans.

Je ne savais même pas ce que c’était. Je ne pensais pas que c’était possible d’avoir fait des études et d’avoir des diplômes et d’avoir en même temps un handicap non-détecté, même si depuis le temps j’ai pris du recul par rapport à cette vision-là. Je n’ai rien fait de ce diagnostic pendant très longtemps, jusqu’à ce que je rencontre moi-même un coach néerlandais spécialiste du TDAH qui m’a proposé une session d’accompagnement. Et là, cela a été LA révélation.Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie une vraie vocation et je me rappelle être sortie de ce coaching et m’être dit : « Un jour, je veux faire la même chose ». Le lendemain, on est en 2018, j’ai entrepris de me former au coaching, puis au coaching spécialisé sur le TDAH et, en 2020, j’ai lancé mon activité.

CM : Comment décrire le TDAH ?

AH : C’est toujours une question que je trouve un petit peu inconfortable, car les contours de la définition du TDAH n’arrêtent pas d’évoluer et font l’objet de nombreux débats. Pourtant les gens ont encore en tête une image stéréotypée d’une personne agitée qui n’arrive pas à se concentrer, qui est impulsive, qui a des humeurs changeantes, ou qui bouge tout le temps.

Je sais que quand je parle de mon TDAH, j’entends souvent : « Ah, tu l’as ? Mais ça ne se voit pas… ». Ce à quoi je réponds parfois : « Oui, mais à quoi est-ce que tu t’attends ? Je ne vais pas bondir dans tous les sens tout le temps. »Les individus concernés par le TDAH sont des personnes qui s’ennuient vite, qui ont besoin d’être stimulées constamment. Le terme de « stimulation » a son importance. On est stimulés par l’urgence, la nouveauté, les choses qui nous intéressent, le challenge. On a d’autres manières de se mettre en route. On a une difficulté à bien séquencer les choses dans nos têtes. Et dans un monde qui est complètement construit autour de la planification, autour des unités de temps et de la productivité, on est des personnes non linéaires et donc hors de la norme.

CM : Vous abordiez tout à l’heure la question du handicap. Est-ce que ce « handicap » viendrait de la non-linéarité ?

AH : Je pense que oui. A vrai dire je n’aime pas utiliser le terme de handicap. Mes clients sont souvent des personnes qui ont extrêmement bien réussi leur vie personnelle et professionnelle. Il y a handicap quand il y a un clash avec l’environnement. Une personne qui est myope et à qui on ne donne pas de lunettes va forcément buter dans des objets. Mais quand on lui donne des lunettes, tout se passe bien.

Cependant, il me semble qu’on est tout doucement en train de se défaire un petit peu d’un modèle sociétal d’inspiration fordiste selon lequel on est censé produire des vies et des performances standardisées, travailler dans un cadre normé, avoir une cadence constante, … se comporter au final comme des machines. Le « handicap » de l’individu concerné par le TDAH viendrait du fait qu’il a des besoins spécifiques pour se mettre en route, et sa performance sera souvent épisodique ou sous forme de ‘sprints’ suivis de périodes moins productives. C’est très difficile en fait pour une personne TDAH d’avoir une journée qui ressemble à une autre.On a des cerveaux qui sont extrêmement émotionnels. Et on a aussi parfois du mal à bien prendre soin de nous. Pour arriver à des conditions physiologiques, émotionnelles, psychologiques, logistiques de concentration, pour être dans une position où on peut travailler et faire les choses qu’on a à faire, il y a toute une constellation de conditions qui doit être en place. Et même quand elle est en place, on n’est pas toujours dans le même niveau de connexion à nos idées ou notre performance optimale. Les TDAH doivent travailler sur ces conditions avant de se mettre au travail.

CM : Est-ce que ce n’est pas au final à l’entreprise aussi de s’adapter et de travailler et de sortir de cette logique fordiste dont vous parliez ?

AH : Oui, l’entreprise devrait montrer une certaine flexibilité dans le sens où de toute façon, avec l’avènement de l’intelligence artificielle, les possibilités d’automatisation de tout ce qui concerne les tâches répétitives sont infinies. Les acteurs économiques vont devoir se différencier par d’autres biais : la créativité, l’innovation, la multidisciplinarité et la pensée en arborescence.

Je pense notamment aux cabinets d’avocats qui facturent encore majoritairement à l’heure, mais qui notamment au Royaume-Uni, sont en train de se détacher progressivement de ces modèles en faveur de solutions alternatives de facturation (au forfait, tarification basée sur la valeur perçue, abonnement, …). L’enjeu est de se différencier en déployant une intelligence centrée sur les besoins du client, créer des collaborations plus transparentes, des approches plus pluridisciplinaires, pour finalement facturer au plus près de la véritable valeur ajoutée. Donc oui, d’un côté, je pense que l’entreprise doit s’adapter, mais je pense qu’elle le fera par la force des choses, et non pas forcément pour des raisons d’équité sociale ou pour être plus inclusive.Ceci étant dit, je ne soutiens par certains discours simplistes consistant à dire « j’ai un TDAH, on doit s’adapter à moi ». En tant que coach, j’encourage et j’invite vraiment mes clients à bien choisir leurs batailles, et à entamer des discussions honnêtes avec leurs collègues ou supérieurs. Concrètement, cela peut être de se dire : « Je travaille dans l’audit, je suis excellent dans mon job, mes clients me font confiance, j’ai toujours des solutions originale à proposer, mais je ne parviens pas à faire mes timesheets de manière régulière, alors que cela reste un des critères sur lesquels je suis évalué. Avec beaucoup de dialogues et beaucoup d’ouverture envers mon management, j’arrive à un point où on peut s’entendre sur une gestion alternative du remplissage de mes timesheets, ou tout du moins en pondérer l’importance ».

J’invite aussi mes clients et les personnes concernées par le TDAH en entreprise à se « faire des muscles » en sortant de leurs zones de confort. Je l’ai moi-même fait dans ma propre histoire : j’ai rejoint des environnements très politiques, très hiérarchiques et très normés, pour me faire les muscles du compromis, de la diplomatie, et justement essayer d’arrondir certains de mes angles. En effet, avec mon TDAH, je parlais sans filtre, j’interrompais les gens, je pouvais paraître parfois malpolie et complètement en dehors des codes de l’entreprise. Cela a donc été très bénéfique pour moi d’améliorer autant que possible ce que je pouvais améliorer.

Pour moi, la personne TDAH doit prendre sa part de responsabilité et améliorer ce qui peut l’être autant que possible. L’idée n’est pas de changer qui on est au travail, mais de trouver la version de nous qui s’épanouit tout en restant tournée vers la collaboration et en phase avec les exigences raisonnables de l’entreprise. Et je pense que c’est un effort qui doit venir des deux côtés.

 

CM : Quid de l’aménagement de l’espace de travail ?

AH : C’est une grande question qui nous ramène aussi à la question de l’école. Je n’ai personnellement jamais compris pourquoi on est partis du principe que les élèves devaient apprendre assis. Je me souviens de professeurs qui nous ordonnaient d’écrire notre vocabulaire sur la feuille gauche du cahier. Chaque couleur de stylo avait un usage prescrit. S’il semblerait qu’une majorité arrive à s’accommoder à cet environnement, que fait-on de ceux pour qui cette norme ne fonctionne pas ? C’est le même cas dans les environnements de travail, notamment du secteur tertiaire. On peut imaginer des bureaux amovibles ou donner le choix aux employés de pouvoir travailler de plusieurs endroits différents (à la cafétéria, des corners aménagés, …). Certains employeurs sont même devenus flexibles sur les horaires, permettant ainsi aux employés de choisir leurs plages de travail et de concentration. Le télétravail est également une avancée dans ce sens. Il me semble important aussi de s’entendre sur des marqueurs de concentration dans les espaces de bureau : par exemple, communiquer aux autres que quand je mets mes écouteurs, je ne souhaite pas être interrompue.

CM : Vous intervenez en entreprise. En quoi est-ce important selon vous de sensibiliser et former les collaborateurs non-concernés par le TDAH ?

AH : Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est de sensibiliser les collègues à des aspects trop peu connus des profils neurodivergents. Par exemple, la perception du temps des individus concernés par le TDAH est complètement différente. Les TDAH ont souvent une cécité du temps. S’ils n’arrivent pas à estimer combien de temps une tâche va leur prendre, cela ne veut pas dire qu’ils vont être complètement dépassés par cette tâche, mais cela veut peut-être dire qu’ils auront besoin d’aide (collègue, application de task ou de project management, etc.) à baliser peut être un petit peu plus les choses pour se repérer dans le temps.

L’autre élément qui me semble très important en entreprise, c’est de ne pas systématiquement prendre les choses personnellement face à certains comportements. Par exemple, vis-à-vis d’une personne qui interrompt beaucoup les autres en réunion : les TDAH ayant une mémoire court-terme pas toujours fiable, ils ont parfois tellement peur d’oublier leurs idées ou leurs questions qu’ils ressentent une impulsion forte à les formuler sur le champ. Pareil pour une personne impatiente ou qui bouge beaucoup en réunion. Les interprétations hâtives seront souvent que cette personne manque de bonnes manières ou se croit tout bonnement au-dessus des codes de l’entreprise. L’enjeu est d’encourager les personnes qui sont plutôt ‘neurotypiques’ à ne pas forcément aller vers l’interprétation la plus négative d’un comportement qui est différent.

CM : Vous parliez d’éducation tout à l’heure. De par votre expérience et l’expérience des personnes que vous accompagnez, quelles sont, selon vous, les principaux défis que les institutions éducatives doivent relever aujourd’hui pour mieux prendre en compte le TDAH ?

AH : A mon sens, il faudrait tout défaire et tout refaire. Si on tient compte du fait que certains profils neurodivergents ont certaines difficultés à faire des transitions, que ce soit d’un cours à l’autre, d’avoir à se déplacer d’une pièce à l’autre ou alors de passer d’un cours de maths à un cours d’anglais, on se rend compte que l’école telle qu’elle est organisée suppose que tout le monde a plus ou moins la même flexibilité cognitive, et ne met donc pas tout le monde sur un pied d’égalité.

Les établissements éducatifs doivent trouver la bonne manière de gérer ce défi. Je pense que former les enseignants au TDAH et autres profils neurodivergents, serait très certainement une première étape. Cependant le plus grand défi selon moi est d’identifier comment l’école peut apprendre aux élèves à apprendre. Peut-être que le système a évolué depuis ma scolarité, mais j’ai vraiment un souvenir qu’on a simplement essayé de me faire ingérer une quantité d’informations que je devais retenir. On ne m’a pas appris à m’organiser, à prioriser, ou à connaitre mes modalités d’apprentissage. Pour moi, normaliser l’apprentissage de la gestion du temps, l’apprentissage de la « vraie vie », et apprendre à apprendre, sont fondamentaux.

CM : Nous vivons une période de défis environnementaux, sociaux, politiques. Quels peuvent être les apports des TDAH pour relever ces différents défis ?

AH : Il y a un nombre assez conséquent de recherches qui démontrent que les profils TDAH sont particulièrement innovateurs et créatifs. On est aujourd’hui face à des nouvelles situations et pour des nouvelles situations, il faut des nouvelles solutions, des nouveaux modèles de business et institutionnels. Effectivement, lorsqu’elles s’attèlent à la résolution de problèmes, les personnes TDAH ont une forte tendance à partir d’une feuille blanche et à ne pas se laisser influencer par les modèles ou paradigmes existants. On parle alors d’ « expansion conceptuelle », cette capacité à ne pas avoir une pensée formatée.

Ensuite, il y a aussi des études qui montrent les avantages de l’hypervigilance du cerveau TDAH. Le DA dans TDAH veut dire déficit de l’attention, mais c’est un profil qui porte très mal son nom puisque en réalité, nous n’avons pas un déficit d’attention : nous avons plutôt une difficulté à gérer ou canaliser notre attention. Cette hypervigilance fait qu’on peut être particulièrement doués dans l’identification de connexions que les autres ne voient pas.

Pour aborder l’innovation sociale ou relever les défis environnementaux ou encore ceux liés à l’hyperglobalisatoin, une vision systémique est essentielle, avec la capacité d’envisager toutes les ramifications — sociétales, économiques, voire philosophiques. Ce type de réflexion, à la fois pluridisciplinaire et transversale, est une clé pour naviguer dans des problématiques complexes et inédites. Or, les personnes TDAH ont naturellement un profil qui les prédispose à ce type de pensée, ce qui en fait une ressource précieuse pour résoudre des défis émergents. Je suis absolument convaincue de la valeur inestimable de ces profils, actuellement et dans le futur.

 

CM : LE TDAH est associé à un vocabulaire pouvant être dévalorisant comme les termes de « trouble », de « déficit », voire de « diagnostic », qui peuvent renvoyer à une maladie. Doit-on réenchanter ce vocabulaire ?

AH : Je pense que cette vision strictement pathologisante est tout doucement en train de se dissiper. Je lisais récemment un article de The Economist qui posait clairement la question : le TDAH est-il vraiment un trouble ? Que ce soit parmi les chercheurs, les professionnels de santé, ou même l’opinion publique, la notion de trouble, de maladie, ou de handicap, est de plus en plus nuancée. Et ceci est très intéressant parce qu’on en vient petit à petit à se dire qu’il s’agit tout simplement de gens qui pensent différemment, mais pas forcément des personnes à qui il manque quelque chose.

La pathologisation des personnes atypiques est un réflexe atavique qui reste quand même bien vivant. Mon espoir est qu’un jour, on n’ait même plus besoin de parler de de neurodiversité ou de TDAH. Chaque personne, chaque profil est complètement unique et il faut valoriser les forces de chacun. C’est ça, la collaboration. Quand j’interviens en entreprise, je suis obligée d’utiliser ces labels et ces termes parce qu’il faut bien communiquer autour de concepts établis.

CM : Le TDAH, en tant que trouble, est associé à la question de la santé, notamment de la santé publique. Est-ce que de votre côté, vous auriez des recommandations à faire sur ces questions ?

AH : Je me suis intéressée récemment aux personnes TDAH qui ont bien réussi leur vie et j’ai écrit une recherche sur les personnes diagnostiquées et qui s’estiment accomplies. Ils ont tous commencé par la voie du diagnostic médical.Après des années de ratés, de tests et d’itérations avec des thérapies médicales (paramédicales et médicamenteuses), c’est finalement dans l’acceptation de leur différence qu’ils sont arrivés à un épanouissement professionnel et personnel.Ce que je propose sur base de cette recherche, c’est d’inverser un petit peu le paradigme. Au lieu de psychiatriser la personne diagnostiquée, de lui prescrire des médicaments ou de l’orienter vers le statut de travailleur handicapé dans une logique pathologisante, on pourrait imaginer un accompagnement personnalisé avant toute chose, pour permettre à la personne de prendre conscience de son fonctionnement unique, de dompter ce fonctionnement, et surtout de prendre conscience ses forces. Ensuite, et cela est un problème très spécifique : j’ai vu dans certains pays des mutuelles santé refuser des profils TDAH, et par conséquent conséquent impacter des familles entières, en termes de couverture sociale. Je trouve que c’est une tendance inquiétante. Certes, on sait que les personnes TDAH sont statistiquement en moins bonne santé, ont une moins bonne hygiène de vie que la population générale, et ont même une espérance de vie moins longue. Les pouvoirs publics doivent s’intéresser davantage à cette question, à travers le prisme de la prévention et de la protection sociale.