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Réinitialiser les modèles économiques de production et de consommation ?

La croissance économique au 20ème siècle peut se résumer en quelques mots : toujours plus, toujours plus loin, toujours plus vite… Nos institutions politiques, financières et sociales sont fondamentalement structurées autour d’une idée centrale : celle de la croissance du PIB se traduisant par des échanges croissants dans le temps et dans l’espace. Cette stratégie du « toujours plus » est corrélée à une pression toujours plus importante sur les ressources naturelles et énergétiques. De plus, socialement, les inégalités se creusent depuis les années 1990, avec des dégradations de l’indice de Gini ou du ratio de Palma.

Afin de faire face aux enjeux environnementaux et sociaux du 21ème siècle, l’OCDE a promu dès les années 2010, une alternative : la croissance verte. Il s’agit de « promouvoir la croissance économique et le développement tout en veillant à ce que les actifs naturels continuent de fournir les ressources et services environnementaux dont dépend notre bien-être. » La croissance verte se base sur l’innovation technologique pour accroitre l’efficience des économies via l’intensification énergétique et la réduction de la consommation des ressources.

Mais dans les faits, le découplage entre production et consommation d’énergie et matières est relatif et non pas absolu. Ce qui signifie que la consommation totale d’énergies et matières continue d’augmenter avec l’augmentation du PIB, même si c’est moins vite (du fait de l’amélioration de l’intensité matières/énergies de la production). Cela rend le changement insuffisant et pas assez rapide pour atteindre les objectifs environnementaux fixés par l’urgence climatique.

Substituer des énergies fossiles par des énergies renouvelables n’est pas non plus la solution. Les high tech consomment des ressources, métaux et énergies fossiles et cela conduit à une situation problématique : il faut toujours plus d’énergie pour extraire et raffiner les métaux, et toujours plus de métaux pour produire une énergie moins accessible.

L’économie circulaire sur le long terme n’est pas non plus une solution miracle : le recyclage, s’il permet de limiter les besoins de matières, ne peut exister à l’infini (perte de qualité des matériaux) et à 100% (du fait des usages dissipatifs des ressources, des perte fonctionnelles et entropiques ou mécaniques).

Enfin, les gains d’efficience n’empêchent pas la consommation globale d’énergie et de matières d’augmenter du fait des effets rebonds (déploiement des big datas, IoT par exemple).

De nombreuses études montrent que dans un contexte de croissance du PIB, le découplage reste relatif (Parrique et al. 2019) et que l’on assiste même depuis les années 2000 à un re-couplage absolu du fait d’une aggravation de l’empreinte numérique en partie liée à la multiplication de technologies numériques déployées pour accompagner la transition écologique.

Cette logique de « produire plus avec moins » ne change pas la donne. La solution technique comme fin en soi ne permettra pas de positionner notre modèle actuel de production/consommation dans un espace sûr au sens du donut de Kate Raworth : entre limites planétaires et conditions d’habitabilité de la Terre.

Nous devons faire décroitre en valeur absolue la quantité d’énergie et de matières consommées et interroger sur le modèle économique de demain : comment transformer notre économie pour qu’elle puisse continuer de prospérer sans être obligée de croître ?  Il existe des alternatives avec diverses ambitions, allant de la réduction des impacts négatifs jusqu’à la neutralité, voire à une transformation de la dynamique de performance ou à la régénération des systèmes socio-écologiques.

  1. Réduire ou éliminer ses impacts notamment GES

Pour réduire leurs impacts négatifs sur l’environnement, les entreprises doivent d’abord abaisser leurs émissions à un niveau minimal. Cela peut être réalisé grâce à des pratiques telles que l’éco-conception, l’efficacité énergétique, l’économie circulaire, et l’intégration de technologies plus propres en fonction des différents usages. Différentes initiatives existent pour accompagner les organisations dans la réduction de leurs impacts environnementaux. Leurs stratégies climatiques guidées par les SBTi « Science Based Targets Initiative », sont alignées pour limiter le réchauffement global à 1,5°C ou 2°C, conformément aux accords de Paris. Les entreprises adhérant à l’initiative « Net Zero » structurent leurs actions climatiques autour de trois leviers : réduire les émissions dans leur chaîne de valeur, aider les autres à réduire leurs émissions, et développer des puits de carbone. Des initiatives politiques peuvent également contribuer à l’objectif de neutralité carbone en 2050. Ainsi le Parlement européen a adopté le 10 avril 2024 un règlement visant à établir le premier cadre volontaire à l’échelle de l’UE pour certifier de manière fiable les absorptions de carbone de haute qualité. L’idée est d’accélérer le déploiement d’absorptions de carbone vérifiables (et éviter l’éco-blanchiment), d’encourager les acteurs industriels, agricoles, forestiers à adopter ces solutions environnementales et développer de nouveaux modèles commerciaux valorisant ces pratiques de réduction de l’empreinte carbone.

Cependant, la neutralité carbone ne peut être revendiquée qu’à l’échelle planétaire. Une organisation peut seulement contribuer à l’objectif global de réduction des impacts en réduisant ses émissions incompressibles et en soutenant des initiatives de séquestration carbone, de préférence biologiques (Ademe, 2021). Étant donné que la capacité de séquestration biologique est limitée et que la réduction drastique des émissions est trop lente pour résoudre les problèmes liés à une croissance économique supposée infinie, il devient nécessaire de considérer un nouveau modèle économique.

  1. Revoir sa dynamique de performance

La transformation du modèle économique d’une entreprise nécessite une révision profonde de sa logique de performance, englobant les revenus, l’offre, et les modes de production. Pour assurer un impact durable, les entreprises peuvent adopter des modèles axés sur l’efficience, où l’optimisation des ressources reste prioritaire, tels que l’économie de fonctionnalité, où l’accent est mis sur la fourniture de services performants plutôt que sur la vente de produits. Ce modèle favorise la réduction des coûts et des impacts environnementaux négatifs, en misant sur une offre co-construite avec le client, basée sur un engagement à long terme privilégiant la compréhension fine des besoins, la qualité des biens et des services associés. Par exemple, Elis, une entreprise française, propose la location de vêtements professionnels avec un service d’entretien, garantissant ainsi la durabilité des produits.

L’économie collaborative, encourageant le partage entre particuliers via des plateformes, contribue également à l’efficience et à la réduction de l’impact environnemental. Ce modèle favorise la lutte contre le gaspillage et la surconsommation, tout en renforçant les relations humaines au sein de la société. Toutefois, l’usage accru des technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans ce contexte entraîne une augmentation de l’empreinte numérique et des impacts environnementaux associés.

L’adoption du low-tech, qui se concentre sur la production et la consommation utiles, est liée à cette problématique. Bien que la sobriété puisse être un projet de société, elle reste difficile à diffuser. La question de l’accompagnement des citoyens vers des modes de consommation plus sobres est cruciale, et pose des défis en termes d’acceptabilité sociale et de temporalité (la sensibilisation par une communication généralisée de l’empreinte carbone, la définition de labels prend du temps).

En dépit des avantages de ces modèles, ils ne suffisent pas toujours face aux défis actuels. Le découplage entre création de valeur et consommation de ressources est limité, difficilement généralisable, soulevant la nécessité d’une redirection écologique des activités pour répondre aux limites de la croissance.

  1. Entreprise régénérative

Contrairement aux approches qui se contentent de réduire les impacts négatifs à des seuils incompressibles, l’entreprise régénérative vise à revitaliser et à développer les écosystèmes, les liens sociaux et l’économie locale, en contrepartie des ressources qu’elle utilise. Des entreprises pionnières, comme celles mentionnées par BPI Lab France (2023), s’efforcent de séquestrer plus de carbone qu’elles n’en émettent, de régénérer la biodiversité par des pratiques agricoles restauratrices, et d’améliorer la qualité de vie des parties prenantes en partageant la valeur créée et en garantissant des revenus décents. Ces initiatives de reconnexion au vivant peuvent concerner l’ensemble des secteurs d’activité même si c’est plus compliqué (Sempels et Thuillier, 2022). Des entreprises comme Norsys ou Nexans initient ainsi des stratégies de perma-entreprise, s’inspirant de la permaculture, qui valorise la diversité, la gestion des limites, l’intégration des systèmes de production, et une utilisation sobre des ressources, tout en adoptant une vision éthique fondée sur le soin et le partage. Le biomimétisme, tel que pratiqué par l’entreprise Interface, consiste à interagir avec son écosystème en utilisant les ressources de manière parcimonieuse, pertinente et circulaire.

Au-delà de la création de valeur nette pour l’entreprise, l’enjeu de la transformation vers un modèle régénératif est de concevoir l’entreprise comme un organisme vivant, qui fait croitre son écosystème en établissant des partenariats pour renforcer les compétences au niveau local, préserver les écosystèmes, et prendre soin des biens communs. Ainsi, Green Keeper Africa, une entreprise béninoise fondée en 2014 transforme la jacinthe d’eau, une plante envahissante et difficile à éradiquer, en une ressource économique précieuse. Face aux effets négatifs de cette plante sur les écosystèmes, la pêche et la production d’hydroélectricité, l’entreprise a développé un produit à haute valeur ajoutée grâce aux fibres de la jacinthe, capables d’absorber les polluants sur les sites contaminés par les hydrocarbures ou sur des complexes industriels. Cette initiative conjugue écologie, économie et social, en créant 1 200 emplois pour des collecteurs locaux, dont la majorité sont des femmes. En plus de recycler ses produits, l’entreprise explore de nouvelles filières, telles que les éco-matériaux et le biochar pour l’agriculture, renforçant ainsi son impact positif global.

Cependant, le passage à l’échelle opérationnelle est difficile car la pression économique du court terme réduit les marges de manœuvre, que « faire mieux avec moins » n’est pas si évident pour l’ensemble des acteurs de la chaine de valeur et que l’alignement des intérêts de chaque partie prenante n’est pas aisé pour tous. En effet, une telle stratégie suppose de participer à réduire les inégalités, à partager justement la valeur et rendre compte des impacts social et environnemental et des pratiques de gouvernance au niveau de la chaine de valeur et plus largement du territoire.

Conclusion

La transition nécessaire vers un modèle de post-croissance nécessitera une transformation radicale tant au niveau des entreprises que des comportements individuels.

La nature nous montre que chaque organisme a vocation à grandir, avant de se stabiliser arrivée à maturité. L’enjeu actuel est d’accompagner les organisations dans un modèle pour lequel on parle de prospérité plutôt que de croissance volumique de biens et services. Et si on pensait croissance/prospérité au travers de la richesse de la biodiversité, de la qualité des écosystèmes, de l’éducation, la santé, la qualité de l’air, de la réparabilité des équipements et la durée de vie des infrastructures, les solidarités, les activités culturelles, relationnelles, sportives… ?

Raisonner en multi-capitaux (naturel, social, intellectuel, culturel, manufacturier) plutôt que de considérer qu’une seule forme de capital (financier) est essentiel pour faire croitre une société. Dans cette optique, quel modèle capitaliste promouvoir et qui décide de l’activité de production (pourquoi produire, quoi et comment produire) ? Est-ce le propriétaire des outils de production qui décide ou bien un compromis trouvé au sein d’une société ? Le multicapitalisme reconnaît les limites planétaires et les fondamentaux sociaux, et affirme la nécessité de fixer des normes et des seuils pour guider les organisations dans la gestion de l’impact court et long terme de leurs activités. Encore faut-il sensibiliser, former les parties prenantes et proposer ce débat sociétal afin de garantir l’acceptabilité sociale des changements. Le mouvement vers une innovation dite responsable qui vise à se soucier de l’avenir par la gestion collective de la science dans le présent va dans ce sens. Mais à quel rythme ?

Isabelle Nicolaï

Références 

Parrique T., Barth J., Briens F., C. Kerschner, Kraus-Polk A., Kuokkanen A., Spangenberg J.H., (2019). Decoupling debunked: Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability. European Environmental Bureau. https://eeb.org/wp-content/uploads/2019/07/Decoupling-Debunked.pdf

Bihouix, P. (2023). High-Tech ou Low-Tech ?. Dans : Philippe Boursier éd., Écologies: Le vivant et le social (pp. 565-572). Paris: La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.bours.2023.01.0565

Sempels Ch, Thuillier B., (2022). Qu’est ce qu’une entreprise régénérative, Lumia,  https://source.lumia-edu.fr/uploads/2022_Qu_est_ce_qu_une_entreprise_regenerative_5e91abd2db.pdf

BPIFrance Lab, (2023). Livre Blanc, Entreprises et systèmes vivants: appréhender les approches régénératives, https://lelab.bpifrance.fr/get_pdf/3894/2023-10-livre_blanc_l%27approche_regenerative_pour_les_entreprises_-_bpifrance_le_lab_-_valerie_brunel_sarah_dubreil.pdf

Ademe. (2021). Transition(s) 2050 : Choisir maintenant, agir pour le climat. https://www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/