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Mieux comprendre le fonctionnement d’une chaîne logistique grâce à un film de 857 heures

Tout pédagogue sérieux qui cherche à mieux faire appréhender par ses étudiantes et étudiants la complexité des opérations logistiques, surtout dans le cadre de chaînes de valeur mondialisées (les incontournables global value chains), cherche un jour ou l’autre des supports visuels attractifs retenant l’attention de la « génération zapping ». Il lui suffit alors de consulter des sites de streaming pour y trouver des documentaires de quelques minutes, parfois une heure, qui offrent un matériau intéressant pour visualiser ce que les mots et les schémas ne peuvent totalement embrasser. L’un des exemples les plus intéressants est la série de vidéos proposées en ligne par la MVC Logistics Academy sur YouTube, et qui abordent des questions telles que les processus de décision en logistique, la durabilité en transport ou le choix optimisé des logiciels de pilotage des flux (https://www.youtube.com/@MVCLogisticsAcademy).

Ces documentaires présentent toutefois l’inconvénient de contracter le temps, autrement dit de représenter les opérations logistiques dans un enchaînement accéléré irréaliste, et même trompeur, car les étudiantes et étudiants en tirent la conclusion qu’existe une exceptionnelle fluidité dans le déroulement du flux. Comme si une préparation de commandes puis une livraison, par exemple, s’alignaient sur le rythme effréné des déplacements de Spiderman. Notre pédagogue se met alors à rêver d’un documentaire rendant compte du temps long qu’implique le séquencement des opérations logistiques, de l’approvisionnement en matières et composants jusqu’à la mise à disposition du produit fini au consommateur. Après tout, que savons-nous de ce temps long, à part quelques bribes liées à des pratiques courantes telles que des achats en ligne, avec une commande passée sur son smartphone à 9 h du matin pour une livraison à domicile quelques heures, voire quelques minutes après ? Il suffit toutefois de penser à tous ces produits provenant de Chine qui peuplent notre quotidien pour se dire que les choses sont beaucoup compliquées qu’on ne l’imagine.

Un film expérimental encore méconnu

Pour qui souhaite s’immerger in vivo dans le fonctionnement d’une chaîne logistique internationale, un film expérimental sorti en 2012 (projeté à la Bibliothèque Municipale d’Uppsala entre début décembre 2012 et début janvier 2013), intitulé sobrement Logistics (ou parfois Logistics Art Project), relève le défi d’une projection intégrale, et en temps réel, d’un flux de marchandises qui s’écoule à l’échelle de la planète. Une production qui s’enorgueillit du titre de « film le plus long jamais réalisé », avec une durée de 51 420 minutes (857 heures), soit 35 jours et 17 heures. Deux plasticiens suédois en sont à l’origine : Erika Magnusson et Daniel Andersson. Ils lisent en 2008 un article édifiant sur la fabrication de brosses à dents électriques, dont les composants proviennent de dix pays différents, un article qui suscite chez eux une véritable fascination pour la complexité de l’économie mondiale et les interactions qu’elle sous-tend pour permettre au consommateur de satisfaire ses besoins.

Sur le site qui présente leur projet, Erika Magnusson et Daniel Andersson expliquent leur démarche en ces termes : « Chocolat Kinder, circuits imprimés de téléphones portables, machines à café… Le monde semble insondable. Nous avons été hypnotisés par le fait que l’approvisionnement de presque tous les objets de notre environnement implique une logistique mondiale inimaginable. Faire le même trajet que ces objets ne nous permettrait-il pas de mieux comprendre l’économie mondiale? » (https://logisticsartproject.com). Ainsi est né le projet du film Logistics, sous la forme d’un documentaire suivant pas à pas toute la chaîne logistique de l’un des objets de notre quotidien. Pour les deux plasticiens, l’objectif est d’explorer à quel point des faits considérés comme les plus élémentaires ont une histoire et une origine complexes, alors que règne en l’espèce un faux sentiment de familiarité.

L’objet choisi est un simple podomètre, vendu à Stockholm dans un magasin spécialisé. À partir de là, dans une logique de « pilotage par l’aval » chère aux travaux précurseurs de Heskett (1977), Erika Magnusson et Daniel Andersson décident de dérouler les opérations logistiques dans l’ordre chronologique inverse en remontant vers l’amont. Le tournage emmène ainsi l’équipe de Stockholm au port de Göteborg, puis à bord de l’un des plus grands porte-conteneurs du monde ‒ le Elly Maersk ‒ traversant la Méditerranée, le canal de Suez et l’océan Indien jusqu’au port de Shenzhen et, finalement, une unité de production de podomètres à Bao’ an, en Chine. L’un des éléments clés du film expérimental est de ne volontairement prendre aucun raccourci, en filmant l’intégralité du voyage. La durée qui s’étire y constitue un point essentiel, et même indispensable, car elle représente fidèlement la temporalité du fonctionnement d’une chaîne logistique internationale.

Éclairer une dissonance majeure

En bref, le film Logistics s’apparente à un projet esthétique délibérément lent et méthodique de mise en scène de certains aspects négligés de la vie moderne, en grande partie parce qu’ils restent invisibles aux yeux de la Société. Nous avions d’ailleurs souligné combien la pandémie de Covid-19 avait projeté une belle lumière sur les « invisibles de la logistique », au premier rang desquels de courageux livreurs de colis, préparateurs de commandes et autres agents chargés de la collecte des déchets (Paché, 2021), avant qu’ils ne soient plongés à nouveau dans l’obscurité de l’indifférence des foules. Erika Magnusson et Daniel Andersson veulent ainsi immerger le grand public dans un processus long, complexe et fastidieux, aux confins de l’ennui, sans lequel l’économie de marché s’effondrerait. En effet, si nous ne doutons pas de l’importance d’un tel processus, il reste assez abstrait, notamment dans l’esprit des étudiantes et étudiants évoqués précédemment.

Avec Logistics, c’est à une expérience extraordinaire, littéralement qui sort de l’ordinaire, à laquelle est convié le spectateur, en échappant pour cela aux normes cinématographiques traditionnelles qu’Andy Warhol avait déjà transgressé avec Sleep (1964), en filmant le sommeil de son amant le poète John Giorno pendant toute une nuit… pour un montage final d’à peine 321 minutes ! Comme l’écrit le célèbre cinéaste Tarkovsky (1987) dans Sculpting in time, si le but de l’art est de « préparer l’âme à la mort », force est d’admettre qu’un film muet de 857 heures, sans intrigue ni personnages reconnaissables, s’inscrit parfaitement dans une telle vision en référence aux excès du modèle néolibéral tel qu’il triomphe depuis les années 1980. Aubert (2012) ne parle-t-elle pas d’ailleurs d’un capitalisme mortifère qui se manifeste par une pulsion d’accumulation se déployant de manière « illimitée et totalitaire » ? Il n’est pas sûr qu’Erika Magnusson et Daniel Andersson empruntent explicitement cette voie critique, mais le sous-entendu semble pour le moins explicite.

Des esprits chagrins pourront rétorquer qu’un argumentaire poussif de 857 heures est bien excessif pour dévoiler les soubassements logistiques de la société de l’hyperconsommation, et que la démonstration risque d’en lasser plus d’un. Ils/elles n’ont sans doute pas tout à fait tort, comme l’indique Stine (2021), en soulignant les limites du « cinéma à durée extrême ». La vertu de Logistics est toutefois de mettre en lumière la dissonance entre des économies digitalisées, où dominent l’instantanéité et le « tout, tout de suite », et la réalité de chaînes logistiques qui ne peuvent s’affranchir de l’espace et du temps. Une telle dissonance semble trop souvent oubliée aujourd’hui, par exemple quand Amazon se positionne comme le champion du same day delivery (livraison dans les 3 à 4 heures suivant une commande en ligne) (Paché, 2023). Or, la performance des économies digitalisées reste contrainte par des systèmes de circulation soumis à une « viscosité » structurelle dans l’activité d’acheminement. Une projection de 857 heures ne serait-elle pas indispensable pour définitivement s’en convaincre ?

Gilles Paché

Références bibliographiques

Aubert, N. (2012), Le management à l’ère du capitalisme financier : un management hors sujet ?, Nouvelle Revue de Psychosociologie, n° 13, pp. 17-30.

Heskett, J. (1977), Logistics‒Essential to strategy, Harvard Business Review, Vol. 55, n° 6, pp. 85-96.

Paché, G. (2021), La société malade de la Covid-19 : regards logistiques croisés, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence.

Paché, G. (2023), Livrer vite et bien : pourquoi l’entrepôt revient en force dans la ville, Harvard Business Review France, novembre, Article 60311.

Stine, K. (2021), Nonhuman cinema and the logistical sublime, October, n° 177, pp. 114-144.

Tarkovsky, A. (1987), Sculpting in time, Alfred A. Knopf, New York.