Aujourd’hui, le digital fait partie intégrante de nos vies. La numérisation du monde change nos habitudes relationnelles, notre consommation, les stratégies des organisations et impact en profondeur les pratiques métier. Le secteur de l’art est particulièrement touché par ce phénomène et doit s’organiser autour de nouvelles normes amenant à la création de nouveaux paradigmes pour les acteurs de cet univers. Cet article s’attache spécifiquement au secteur de la musique. Plusieurs tensions émergent de cette évolution et poussent les artistes à faire preuve de résilience pour persévérer dans cette industrie, autrefois fortement influencée par les grandes majors dominantes. L’outil numérique a favorisé l’accessibilité technique et économique de la composition musicale. C’est pourquoi il est aujourd’hui nécessaire de s’intéresser à cette dualité de la composition en analysant les mutations du métier de compositeur de musique avec l’appui du numérique.
Une lente adaptation au pouvoir du numérique
La lenteur des prises de consciences et d’adaptation du marché face aux mutations ont poussées les acteurs créateurs de musique à œuvrer pour faire face aux évolutions du couple produit / marché. Face au succès indiscutable de la digitalisation de la musique, le décloisonnement des revenus issus du secteur a favorisé la volonté d’autonomie et de maitrise des coûts de la part des créateurs par le développement d’une conception plus indépendante et individuelle. Les outils numériques et l’organisation des artistes en réseau ont amené les acteurs vers le partage de connaissance, l’apprentissage autodidactique et l’utilisation de logiciel open source limitant les coûts de production. Selon Philippe Le Guern (Le Guern, 2012) « le paradigme change en effet dès lors que les outils de production ne sont plus inaccessibles : avec des usages et des technologies qui favorisent la polyvalence, le musicien s’extrait des contraintes de division des tâches et de spécialisation des activités, et retrouve la maîtrise du processus créatif dans son ensemble ».
Un changement des pratiques : vers de nouvelles compétences
Pour étudier les pratiques du métier de compositeur, nous avons utilisé la grille de lecture proposée par Boyer et Scouarnec (2011) identifiant trois dimensions du métier : la dimension métier individuel – dimension technique, dont les compétences sont implicites au métier lui-même -, la dimension métier de l’entreprise – « ensemble des compétences mises en œuvre et dont la coordination permet d’opérer sur un ou plusieurs segments stratégiques » (Boyer) – et la dimension métier sectoriel relative à la branche d’activité ainsi qu’aux syndicats professionnels. Le métier individuel et l’évolution du secteur dans lequel se positionne le compositeur de musique influencent ses compétences et ses tâches. Autrefois axé sur l’écriture de la musique, la transformation digitale modifie l’emploi type du compositeur qui se voit confronté à plusieurs changements, notamment l’élargissement des possibilités d’instrumentation, un temps plus restreint à l’écriture et la demande du marché vers une concentration de tâches auprès d’un seul individus ou métier. Ces mutations favorisent l’émergence de nouvelles pratiques pour le compositeur par le déploiement des pratiques individuelles (Do It Yourself) et de bricolage.
La tâche : de l’écriture à la confection d’instruments
C’est au cours de la renaissance que le monde de la musique a vu se développer une autonomie de la musique instrumentale. Au travers des ballets, des opéras ou même des simples sonates, les compositeurs de l’époque ont ouvert la voie à la reconnaissance spécifiques des instruments. De tout temps l’être humain a écrit sa musique, la partition la plus ancienne retrouvée datant de 3500 avant J.C. L’écriture a progressivement permis aux compositeurs d’être de plus en plus précis dans la notation de l’instrumentation. C’est alors que l’orchestration a pris un poids considérable dans le métier de compositeur. Les instruments y sont alors considérés comme « des objets aux caractéristiques physiques et acoustiques déterminés » (Bossis, 2010). Néanmoins les évolutions des modes de jeu et les accessoires élargissent les possibilités des instruments déjà existant (la sourdine pour les trompettes par exemple). Le compositeur devient aussi le créateur de ses propres outils instrumentaux pour parvenir à façonner la sonorité recherchée.
L’émergence de nouvelles capacités
Pour définir au mieux le métier de compositeur, il est essentiel de caractériser la tâche essentielle de la profession : l’écriture. Pour le métier de compositeur, nous retiendrons l’activité d’écrire, l’action de composer une instrumentation. Le domaine de la lutherie a connu un grand bouleversement dans la production d’instruments avec le développement de l’outils informatique. Le métier de compositeur aussi puisqu’il peut dorénavant élargir son spectre sonore et de composition plus seulement avec une instrumentation « outil » mais avec une instrumentation programmable sans limite de l’objet. Le compositeur se retrouve en rupture métier où il lui est possible non seulement d’écrire une composition mais aussi d’en produire les instruments au gré de ses demandes et/ou envies. « Le compositeur prend ainsi en charge une partie du métier de luthier » (Bossis, 2010). Les compétences individuelles métier sont enrichies par la capacité d’écoute et la capacité d’improvisation. Ces compétences nécessitent une bonne maitrise des logiciels de création numérique parce que d’une part, pour de nombreux compositeurs ils deviennent la base dans la création musicale en amont de la pratique de l’instrument, d’autre part, une bonne connaissance et utilisation des outils favorise le bricolage artistique et ouvre l’accès à une quantité importante à des banques de sons, de sonorités et samples permettant d’accélérer la production d’œuvres.
Le DIY, une nouvelle approche des pratiques du métier
Le DIY illustre le potentiel croissant de l’analyse du métier de compositeur de musique par sa capacité à rendre le créateur autonome sur l’ensemble du processus de composition jusqu’au marketing de son œuvre et lui permet de répondre à une demande croissante de diffusion d’œuvre tout en conservant ses propres valeurs créatives face au diktat des grandes firmes du secteur. Le compositeur doit se former d’une part, aux nouvelles normes et attentes du marché, d’autre part à l’utilisation des outils numériques.
Se pose la question du métier de compositeur, la place qu’il occupe aujourd’hui dans son écosystème alors que le DIY s’est transformé avec le numérique, où les logiciels de composition sont de plus en plus accessibles économiquement ainsi que dans leur utilisation et offrent une infinie palette de composition sonore et rythmique permettant à chaque acteur de développer sa propre créativité. D’autres questions se dévoilent alors sur le devenir du métier de compositeur : est-il encore nécessaire d’être formé à l’écriture de la musique pour en produire ? Les limites du métier ont-elles été repoussées avec le développement d’outils open source ? Qu’est-ce qui créer aujourd’hui l’originalité d’une œuvre musicale ? Sommes-nous face à une crise identitaire du compositeur de musique ?
Références
Bossis, B. (2010) ‘Écriture instrumentale, écriture de l’instrument’, in Composer au XXIe siècle: pratiques, philosophies, langages et analyses:[communications présentées lors du colloque » Composer au XXIe siècle: processus et philosophies », organisé du 28 février au 3 mars 2007, et des journées d’études » L’improvisation dans . Vrin, pp. 119–135.
Chleq, E. et al. (1996) ‘Michèle Descolonges, Qu’est-ce qu’un métier ?, Paris, P.U.F., (Sociologie d’aujourd’hui), 1996’, Formation Emploi, p. 115.
Dubar, C. (2015) La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Collection U. Paris: Armand Colin.
Le Guern, P. (2012) ‘IRREVERSIBLE?: Musique et technologies en régime numérique’, Réseaux, (172).
La Treille G. La naissance des métiers en France, 1950 – 1975. Etude psychologie sociale, Lyon Presse universitaire de Lyon, 1980.
Scouarnec, A. and Boyer, L. (2011) ‘Quel management des ressources humaines demain ?’, Management & Avenir, 49(9), p. 192.