Lance Armstrong : un nom connu très largement en dehors les frontières du cyclisme, dont la « notoriété » a même donné lieu à la rédaction d’un cas fameux à la Harvard Business School (Clayton et Fisher, 2014). Il est vrai que le sportif a marqué de son empreinte des années 2000, tant par ses performances sportives que par une trajectoire personnelle hors normes, avant d’être rattrapé par le redoutable système de dopage mis en place par ses soins. Peu après sa participation aux Jeux Olympiques de 1996, sa carrière sportive doit être mise en suspens lorsqu’est diagnostiqué un cancer des testicules, qui s’est propagé au cerveau, aux poumons et à l’abdomen. Opéré et traité avec succès, de façon miraculeuse, Lance Armstrong reprend la compétition cycliste à la fin des années 1990, en alignant une série exceptionnelle de sept victoires consécutives au Tour de France entre 1999 et 2005. Il annonce sa retraite sportive à l’été 2005, avant de faire son retour en 2009, en prenant la troisième place du Tour de France de cette année-là. Début 2011, Lance Armstrong met définitivement fin à sa carrière, avant d’être rattrapé par le scandale.
Après avoir nié pendant des années les allégations selon lesquelles il avait utilisé des produits dopants, notamment l’EPO, il est accusé en 2012 par l’agence américaine antidopage, l’USADA (United States Anti-Doping Agency), d’être la tête pensante du programme de dopage le plus sophistiqué, le plus professionnalisé et le plus réussi que le sport n’ait jamais connu. Si la complicité de certains médecins est aujourd’hui avérée, dont le docteur Michele Ferrari, la manière dont a été organisé le système de dopage, tout particulièrement au plan de la logistique, est à souligner. D’une certaine manière, Lance Armstrong ne serait-il pas un « crack » de la logistique ? Les cinéphiles reconnaîtront ici un clin d’œil au film d’Alex Joffé intitulé Les Cracks (1968), narrant les aventures de Jules Auguste Duroc, alias Bourvil, qui a conçu en 1901 une bicyclette comportant de nombreuses innovations techniques, et pour laquelle il s’est lourdement endetté. Poursuivi par un huissier retors, Duroc-Bourvil s’enfuit au guidon de sa bicyclette révolutionnaire et participe au Paris-San Remo. De son côté, on peut sans doute écrire que Lance Armstrong a pensé des innovations managériales… hélas pour le pire de l’éthique sportive. Rapide retour sur l’une des dérives les plus délétères du sport business.
Naissance d’un modèle entrepreneurial
L’histoire du système de dopage ‒ et plus largement de tricherie ‒ mis en place par Lance Armstrong est, en grande partie, l’histoire d’une étonnante entreprise commerciale, ou un business venturing comme se plaisent à le nommer les anglo-saxons. L’histoire de cette entreprise singulière commence en 1998, lorsque l’équipe cycliste Festina est arrêtée sur le Tour de France avec une voiture remplie de substances prohibées. Pour toute une génération de millenials, les déclarations peu crédibles de Richard Virenque, jurant alors ignorer être dopé, sont associés à l’expression humoristique « À l’insu de mon plein gré » que les Guignols de l’Info sur Canal+ prêtent au cycliste. Plus sérieusement, Hamilton et Coyle (2013) analysent un énorme changement dans la culture du dopage au sein du cyclisme après l’affaire Festina. Avant que cette dernière n’éclate, en menaçant d’ailleurs la pérennité de la plus célèbre course cycliste du monde (dans la plus grande confusion, le Tour de France 1998 connaît notamment une grève des coureurs et l’annulation d’une étape entre Albertville et Aix-les-Bains), les officiels et les médecins des équipes géraient directement les programmes de dopage. Les coureurs ne faisaient guère plus que hocher la tête, dire oui et tendre le bras. Avec l’affaire Festina, tout change en profondeur.
En effet, les coureurs doivent désormais prendre en charge eux-mêmes les opérations de dopage, et comme le notent Hamilton et Coyle (2013), une telle rupture convient parfaitement aux coureurs ayant l’esprit entrepreneurial et ne répugnant pas à prendre des risques. Il s’agit incontestablement du profil de Lance Armstrong. Né en 1971 à Plano (Texas), il se révèle être un athlète dès son plus jeune âge, en se mettant au cyclisme de compétition et au triathlon à 13 ans. À 16 ans, Lance Armstrong devient un triathlète professionnel, avant de se concentrer sur le cyclisme, son épreuve préférée et celle pour laquelle ses performances sont les meilleures. Pendant sa dernière année de lycée, l’équipe de développement olympique américaine l’invite à s’entraîner à Colorado Springs, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir son diplôme de fin d’études secondaires en 1989. Sa carrière professionnelle commence après avoir remporté le championnat national amateur des États-Unis en 1991. Il gagne sa première course professionnelle l’année suivante, et sa notoriété décolle peu après sa victoire à la Thrift Drug Triple Crown en 1993. C’est toutefois en tant que véritable businessman que Lance Armstrong va se révéler, après s’être remis du cancer.
Quand un jardinier se mue en transporteur
L’histoire est connue et occupe des milliers de pages sur Internet. Courant pour une équipe sponsorisée par l’U.S. Postal Service, Lance Armstrong va construire un palmarès exceptionnel de sept victoires consécutives au Tour de France (cinq victoires pour Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Miguel Indurain). Célébré par les plus grands hommes politiques américains, côtoyant des personnalités du show business, Hamilton et Coyle (2013) le décrivent comme un PDG dirigeant son équipe de main de fer, un PDG au centre d’un système d’influence et de mobilisation de ressources jamais connu jusqu’alors dans le cyclisme professionnel. Certes, le dopage dans l’univers cycliste était monnaie courante depuis les années 1980, mais la loi du silence, en bref l’omerta, restait alors dominante (Dimeo, 2014). Il est vrai que le cyclisme se présentait comme un sport assez confidentiel, pour lequel les États-Unis étaient indifférents (car dominé outrageusement par les Européens), sans couverture médiatique mondiale. Le dopage était tacitement toléré par les spectateurs, et même par les instances internationales de régulation. Lance Armstrong va profiter de ces failles et s’y engouffrer.
Dès 1998, associé au docteur Michele Ferrari, il comprend tous les avantages qu’il est possible de tirer de l’EPO, une molécule naturellement produite par l’organisme, et stimulant la production de globules rouges porteurs d’oxygène. Lors du Tour de France 1999, sous la direction de son nouveau directeur sportif, l’U.S. Postal Service implémente ainsi une logistique ad hoc pour alimenter les membres de l’équipe, alors même que n’existe pas encore de test de détection de l’EPO (il apparaît pour la première fois en 2000). Le processus opératoire serait plutôt cocasse s’il ne mettait en lumière un système cyniquement dénué de toute éthique. En effet, Lance Armstrong conçoit une stratégie d’approvisionnement dans laquelle son jardinier (!) suit les étapes du Tour de France à moto et livre l’EPO. Ce jardinier, connu sous le nom de « Motoman », dispose à la fois de compétences opérationnelles en matière de conduite, mais aussi de compétences relationnelles en cultivant l’extrême discrétion qui sied à tout trafiquant. Comme le notent Hamilton et Coyle (2013), l’équipe de l’U.S. Postal Service prend alors une dose d’EPO probablement tous les trois ou quatre jours.
Pleins feux sur une logistique bricolée
La mobilisation du jardinier-transporteur témoigne d’une logistique bricolée au sens que donne Lévi-Strauss (1962/1990, p. 31) au « bricoleur », dont la règle du jeu « est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus ». Ainsi, l’EPO est directement livrée par « Motoman » dans des seringues et il suffit aux coureurs de se piquer rapidement dans le bus de l’équipe, puis de jeter les seringues dans une canette de Coca-Cola. C’est au médecin de l’équipe qu’il revient ensuite de sortir les canettes du bus le plus vite possible (Hamilton et Coyle, 2013). Quant aux autotransfusions, permettant de prolonger l’effet dopant de l’EPO, elles nécessitent des ajustements réguliers compte tenu de la durée de l’opération, largement supérieure à l’injection proprement dite de la substance illicite. Si le bus est à nouveau l’équipement logistique de prédilection pour mener à bien l’opération, dans la logique de « bricolage » précédemment évoquée, Lance Armstrong sait trouver des alternatives efficaces.
Pendant le Tour de France 2004, le soir même d’une étape, le bus de l’équipe simule ainsi une panne en rase campagne après la fin de l’étape et avant le retour à l’hôtel. Lance Armstrong et plusieurs de ses partenaires y subissent une autotransfusion discrète. L’année précédente, en revanche, il est contraint d’utiliser l’appartement de son co-équipier George Hincapie, à Gerone (Espagne), pour se faire une autotransfusion dans l’urgence. Enfermé dans une chambre avec le médecin de l’équipe, Lance Armstrong recourt à un dispositif astucieux : la poche du sang qui doit être réinjecté est attachée à un cintre, lui-même accroché au mur ! Le profil de risk taker de Lance Armstrong fera le reste dans des situations encore plus tendues. Comme lors de ce jour où le médecin de l’équipe dilue le sang contaminé du cycliste à l’aide d’une poche de solution saline que ledit médecin cache sous son manteau et introduit dans la chambre de Lance Armstrong, passant tranquillement devant l’inspecteur qui installe son équipement de contrôle sanguin dans le salon de l’appartement.
Car toute logistique bricolée présente des limites que ne connaît pas l’ingénieur (ou encore le savant). Ce dernier conçoit en effet des systèmes stables et construit un discours rationnel autour de leur fonctionnement optimisé dont il est le centre (Derrida, 1967/2014). Lance Armstrong est un « crack » de la logistique bricolée, toujours menacée d’être déstabilisée par des aléas, notamment la visite impromptue d’inspecteurs. La solution : utiliser les produits les moins détectables, en recourant à la testostérone en patch, ou des injections d’EPO en intra-veineuse plutôt que sous-cutanées, par exemple. Parfois, la seule option possible est de détruire purement et simplement les produits interdits en les évacuant dans l’urgence avant utilisation par les toilettes du bus, au risque de perdre plusieurs dizaines de milliers d’euros. Le bricolage a toutefois des vertus, notamment de pouvoir se tirer d’affaire lors d’une crise et ainsi faire preuve de résilience face à l’inattendu en développant des méthodes originales d’ajustement mutuel. D’une certaine façon, c’est à l’aune de la logistique bricolée qu’il est possible de décrypter le fonctionnement d’autres réseaux déviants, tels que la prostitution des mineures (Paché, 2021).
Clap de fin
Ange déchu, après des investigations approfondies de l’USADA, Lance Armstrong s’est vu retiré à l’automne 2012 toutes les médailles accumulées entre 1998 et 2010, y compris toutes ses victoires lors des Tours de France. En outre, il a été définitivement interdit de participation à toute compétition professionnelle future. Les autorités chargées de l’application de la sanction n’ont toutefois pas engagé de poursuites pénales, sans doute du fait que l’Union Cycliste Internationale (UCI) ne disposait d’aucun dossier officiel concernant les contrôles antidopage de Lance Armstrong. Certains observateurs n’hésitent pas à évoquer un processus organisé de corruption, mais il restera à jamais impossible de vérifier la réalité de telles allégations, même si le versement de deux donations importantes à l’UCI par Lance Armstrong, en 2002 et 2005, est aujourd’hui avéré (Vandeweghe, 2016). Lance Armstrong se mure dans le silence en se refusant à contester les accusations mais, début 2013, lors d’une interview avec Oprah Winfrey à la TV américaine, suivie par plus de trois millions de téléspectateurs, il admet publiquement qu’il a été impliqué dans l’usage de produits dopants améliorant les performances physiques. Clap de fin…
Il n’en reste pas moins que de nombreuses zones d’ombre demeurent sur les modes opératoires associés au bricolage logistique, au cœur du « modèle d’affaires » dont Lance Armstrong est à l’origine. Le fonctionnement des chaînes logistiques traditionnelles a donné lieu, depuis trente ans, à une abondante littérature académique qui souligne combien le pilotage des flux physiques dépend de systèmes d’information sophistiqués assurant leur parfaite traçabilité. De même, une branche consacrée au management des risques, connue sous le nom de supply chain risk management, souligne de quelle manière sont mises en œuvre des démarches de protection face aux menaces et vulnérabilités pouvant survenir tout au long du processus de circulation des produits. Nul doute qu’il serait intéressant de s’appuyer sur ces travaux pour analyser l’incroyable efficacité d’un système de dopage ayant perduré sur une décennie. Certes, la maîtrise de la logistique n’explique pas, à elle seule, un tel « succès » (d’aucuns évoquent le climat de terreur que Lance Armstrong faisait régner sur les pelotons), mais elle a joué incontestablement un rôle qu’il serait maladroit de négliger.
Références
Clayton, R., et Fisher, N. (2014), Following Lance Armstrong: excellence corrupted, Harvard Business School Case n° 314-015, Cambridge (MA).
Derrida, J. (1967/2014), L’écriture et la différence, Le Seuil, Paris.
Dimeo, P. (2014), Why Lance Armstrong? Historical context and key turning points in the “cleaning up” of professional cycling, International Journal of the History of Sport, Vol. 31, n° 8, pp. 951-968.
Hamilton, T., et Coyle, D. (2013), La course secrète : dopage et Tour de France, Les Presses de la Cité, Paris.
Lévi-Strauss, C. (1962/1990), La pensée sauvage, Agora Pocket, Paris.
Paché, G. (2021), Prostitution et logistique : un mariage (d)étonnant, Observatoire de l’ASAP, 22 avril.
Vandeweghe, H. (2016), Doping in cycling: past and present, in Van Reeth, D., et Larson, D. (eds.), The economics of professional road cycling, Springer, Cham, pp. 285-311.