Tribunes

L’appropriation ou le partage du savoir au cœur de la pandémie de covid-19

En partenariat avec la revue française de gestion (classée rang 2 FNEGE) et le projet NEMESIS – labellisation RFG

A chaque nouvelle vague de contamination, la pandémie de covid-19 revient au centre du débat politique. Mais, ce sont plutôt les mesures de court terme qui sont discutées. Pourtant, cette pandémie met en lumière une tension paradoxale largement omise dans le débat politique, sinon à travers des prises de positions simplistes : celle de la question de l’appropriation versus le partage du savoir. Les sciences de gestion nous proposent pourtant une analyse plus fine des interconnexions entre le développement de la connaissance scientifique et sa traduction sous forme d’innovations. Au-delà du cas du brevet, qui reste une question non négligeable, il devient plus que jamais nécessaire de développer des partenariats entre les principaux acteurs concernés, partenariats qui ne peuvent se construire que progressivement, compte-tenu du rôle clé de la confiance dans ces relations. Il est capital que les politiques publiques prennent en compte les enseignements tirés des recherches en sciences du management, sans quoi elles risquent surtout d’alimenter les incompréhensions et la défiance.

En effet, la lutte contre le virus SARS-covid-2 a exacerbé les différences de fonctionnement entre le monde de la science et celui de la technologie pour reprendre la distinction faite dans l’article séminal de Dasgupta et David[1]. Selon ces derniers, le monde de la science serait avant tout fondé sur une logique de partage, nécessaire à l’enrichissement d’une base de connaissances communes, tandis que celui de la technologie, donc des entreprises, serait fondé sur une logique d’appropriation.

Or, dans le cas de la covid, la nécessité de faire face dans l’urgence a conduit à une mise à disposition beaucoup plus rapide des informations et des savoirs scientifiques constitués autour de ces dernières. De l’autre côté, des brevets ont été déposés par des startups biotech (Moderna, BioNTech…) et de grands laboratoires pharmaceutiques (Pfizer, Johnson & Johnson, AstraZeneca…), parfois en collaboration avec des universités (l’Université d’Oxford pour ce dernier) sur des vaccins ou des traitements. Ces derniers sont contestés pour des motifs certes compréhensibles devant l’urgence de la situation et compte tenu du poids des financements publics dans la mise au point de ces derniers mais qui omettent beaucoup des enseignements des sciences du management.

La Revue française de gestion a contribué à la fois à la diffusion de synthèses de l’état des connaissances sur cette thématique et à l’apport de données empiriques nouvelles. Ainsi, en 2012, un dossier spécial issu d’un séminaire du groupe thématique « Innovation » de l’AIMS (Association Internationale de Management Stratégique) portait sur les liens entre partage des connaissances et innovation[2]. Les quatre articles qui y sont publiés ont pour point commun, en dépit des angles d’analyse différents qu’ils mobilisent, de montrer la complexité des questions de partage des connaissances indépendamment même des questions d’appropriation.

Les concepts mobilisés

Transformation et combinaisons de connaissances[3], capacités d’absorption[4], théorie C-K[5], sont classiques en sciences du management et pourtant largement absents des débats publics sur cette question. Or, leur prise en compte serait susceptible d’alimenter les débats sur des problématiques comme l’abandon des brevets sur les vaccins : l’autorisation d’utiliser une invention donnée équivaut rarement à un réel transfert de technologie. Il faut à la fois que des connaissances plus tacites soient transférées et qu’elles se combinent avec la base de connaissances de l’entreprise réceptrice. Cela amène donc à une réponse beaucoup plus nuancée à cette question de l’abandon des brevets liés à la covid-19. Or, la question des brevets est loin d’être anodine puisqu’il s’agit d’un des rares instruments permettant de concilier partage des connaissances (puisqu’il est publié) et appropriation de la valeur associée. Mais il ne semble pas que les positions nuancées fassent recette dans les débats d’aujourd’hui…

Au-delà de cette question ponctuelle, les travaux en sciences de gestion questionnent plus fondamentalement le management des relations entre le monde académique et les entreprises. L’accent est encore souvent mis, aussi bien du côté des pouvoirs publics que des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, sur la valorisation au sens le plus strict du terme. Les recherches, y compris publiées là encore dans la revue française de gestion[6], ont pourtant montré l’importance de la réalisation de projets en commun pour mieux comprendre la logique des partenaires et sortir de représentations parfois un peu caricaturales. Dès lors, commencer par de petits projets aux enjeux limités peut s’avérer être une bonne stratégie de développement des partenariats. C’est par exemple ce qui a historiquement différencié l’approche de Stanford de celles d’universités de la côte Est des Etats-Unis comme le MIT[7]. Malheureusement, ce type de stratégie n’est pas nécessairement valorisé au niveau des indicateurs. Ces derniers tendent plutôt à cristalliser les positions des différents acteurs autour des questions potentiellement conflictuelles de propriété intellectuelle[8].

Nos (futurs) gouvernants auraient donc tout intérêt à prendre en compte les résultats de ces travaux. Mais il est vrai que les recherches en sciences de gestion ont tendance à mettre en lumière la complexité des relations entre acteurs, nécessitant de penser les politiques publiques de manière fine, pour aboutir à des équilibres instables, à ajuster en permanence. Par exemple, la séparation nette entre les modes de la science et de la technologie proposée par Dasgupta et David devient plus floue. En effet, les entreprises développent des pratiques d’innovation ouverte tandis que la mise en concurrence croissante des établissements de recherche peut les conduire à différer la diffusion de connaissances, ou en tout cas d’informations, tant qu’elles ne sont pas prêtes pour une publication à fort facteur d’impact. Nous avons vu que la pandémie de covid-19 amenait plutôt des évolutions en sens contraire, avec notamment une diffusion très rapide des informations sur le virus, qui rejoint par ailleurs une autre tendance, plus structurelle, celle de la promotion de « l’open science » par les pouvoirs publics. Dès lors, les chercheurs – et plus globalement les institutions de recherche – se trouvent pris dans un système d’injonctions paradoxales où on leur demande de publier des articles à fort impact académique (ce qui implique le plus souvent de mener des travaux à caractère fondamental et avec une portée relativement large), tout en coopérant avec des entreprises – voire en les créant – ce qui implique une logique d’appropriation (et souvent de travailler sur des applications plus pointues, moins susceptibles d’être citées dans d’autres travaux scientifiques), tout en mettant à disposition leurs résultats au public le plus large possible. Seule une analyse fine des effets réels des dispositifs sur les différents acteurs permet de les ajuster pour faire face aux inévitables tensions paradoxales liées au pilotage de ces organisations.

Les sciences de gestion amènent donc à sortir des recettes toutes faites auxquelles on peut associer un slogan court et marquant. C’est peut-être l’une de raisons pour lesquelles elles ont tant de mal à percer dans le débat public…

Pascal Corbel

Références

[1] Dasgupta, P. & David, P.A., Toward a new economics of science, Policy Research, vol.23, 1994, p. 487-521.

[2] Ce dossier, coordonné par P. Corbel et G. Simoni, est publié dans le n°221 de la Revue française de gestion, p.71 et suivantes.

[3] Voir notamment les travaux de Nonaka, exposés de manière très claire dans Nonaka, I. et Takeuchi, H., La connaissance créatrice – La dynamique de l’entreprise apprenante, De Boecke Université, 1997.

[4] Cohen, W.M. & Levinthal, D.A. “Absorptive Capacity: A New Perspective on Learning and Innovation”, Administrative Science Quarterly, vol.35, 1990, p. 128-152.

[5] Concept – Knowledge. Théorie de la conception innovante proposée par une équipe de l’école des Mines autour notamment d’A. Hatchuel et P. Le Masson (voir par exemple Le Masson, P., Weil, B., Hatchuel, A., Les processus d’innovation – conception innovante et croissance des entreprises, Hermès, Lavoisier, 2006).

[6] Corbel, P., Chomienne, H., Serfati, C., L’appropriation du savoir entre laboratoires publics et entreprises – La gestion des tensions au sein d’un pôle de compétitivité », Revue française de gestion, n°210, p. 149-163.

[7] Saxenian, A., Regional Advantage – Culture & Competition in Silicon Valley & Route 128, Harvard University Press, 1996.

[8] Nous avons, sur cette question là également, essayé d’exposer une analyse un peu plus poussée de la pertinence de ces indicateurs. Voir Corbel, P., Valorisation de la recherche publique : la difficile question des indicateurs de mesure de la performance, Revue de Management et de Stratégie, vol.1, n°1, 2015, p.1-9.