Le rapport du Comité action publique 2022 installé par le président Emmanuel Macron et les débats qu’il a augurés ont remis en évidence l’opposition traditionnelle de ceux qui ne veulent rien changer pour éviter « une casse du service public » avec ceux qui réclament une réduction massive des dépenses publiques, sans jamais dire lesquelles. Nonobstant, les besoins de services publics efficients des Français apparaissent plus forts et plus légitimes que jamais, tels que sécurité, justice, éducation, santé, petite enfance, personnes âgées, migrants, revitalisation des centres villes… C’était le cas avant la crise de la Covid et ça l’est peut-être plus encore pendant et après. L’équation à résoudre par les pouvoirs publics est davantage celle de la métamorphose méthodique du management des services publics sous contrainte de ressources, que celle de leur rétrécissement versus leur croissance. Or, dans les deux camps qui s’affrontent, le terme de management public « socio-économique », c’est-à-dire facteur de motivation humaine et « en même temps » de productivité n’est pas prononcé alors que c’est la clé de l’équation proposée. Au fond, même s’ils en proposent un usage différent, les deux camps semblent partager le même modèle anachronique d’organisation, celui de Frederick Winslow Taylor, fondé sur les seuls quantité de moyens et définition rigide des fonctions (qui conduit à la bureaucratie) et non sur l’humain et la négociation. En simplifiant, pour les uns il faudrait augmenter les budgets publics en taxant plus les riches et tout s’arrangerait, et pour les autres il faudrait les réduire ce qui permettrait de baisser la fiscalité. Mais c’est une fiction dans les deux cas, il suffit d’observer rigoureusement le réel pour s’en convaincre.
LES COUTS CACHES DE L’ABSENTEISME
Les observations sérieuses montrent en effet, années après années, que les réserves inexploitées de productivité publique sont gigantesques dans les trois fonctions publiques – Etat, collectivités territoriales et hôpitaux – alors que l’insatisfaction sociale des agents y est très élevée comme le montrent des indicateurs sociaux – absentéisme, maladies professionnelles, difficultés à recruter puis fidéliser les personnels, etc. – très dégradés. Par exemple l’étude annuelle du cabinet Sofaxis pour la Gazette des Communes révèle que l’absentéisme a augmenté beaucoup plus (+28 %) dans le secteur public que dans le secteur privé, en France, depuis 2007. Il atteint ainsi le taux moyen de 9,5 % dans les collectivités locales, soit 15 jours par an, par agent, alors que le taux d’absentéisme, jugé « normal », est estimé à 5 %, soit 8 jours par an. L’absentéisme réductible, de 4,5 %, représente l’équivalent de 76 500 agents à temps plein, ce qui correspond à une évaporation budgétaire ou, si l’on préfère, une perte de productivité publique d’environ 6 milliards d’euros par an. Les recherches montrent que la cause racine de cet absentéisme, comme de la dégradation des autres indicateurs sociaux, réside essentiellement dans un grave déficit de management du potentiel humain, à tous les niveaux de l’organisation publique.
Ce chiffre, dont la valeur pourrait sembler exagérée, s’explique aisément. En effet, le coût complet d’une heure de travail perdue n’équivaut pas à son seul coût salarial mais à la valeur ajoutée qu’elle aurait créée si cette heure avait été travaillée et produit les services publics attendus. Or, la valeur ajoutée horaire moyenne d’un fonctionnaire en France est de l’ordre de 50 euros alors que son coût horaire salarial, incluant les cotisations sociales, est de l’ordre de 30 euros.
Si l’on chiffrait les pertes de valeur ajoutée dans le secteur public engendrées par un management inapproprié provoquant de l’absentéisme, des risques psychosociologiques et une rotation des personnels mal maîtrisée, on arriverait à un montant annuel de l’ordre de la centaine de milliards d’euros.
Ce montant est qualifiable de coût caché, car il n’apparaît pas explicitement, ni dans les comptabilités ni dans les budgets publics. De ce fait, ce coût caché n’est pas surveillé, contrairement aux dépenses publiques donnant lieu à des flux monétaires « visibles » qui sont, quant à eux, périodiquement audités par la Cour des comptes et les Chambres régionales des comptes. Le coût caché n’est donc pas pris en compte par le décideur public lors des prévisions budgétaires ni, partant, les performances que produirait un management socio-économique adapté.
POUR UN MANAGEMENT SOCIO-ECONOMIQUE DE LA FONCTION PUBLIQUE
Mais de quoi alors le management socio-économique des fonctionnaires qui permettrait de recycler les coûts cachés en valeur ajoutée, sans mutiler le secteur public et tout en développant la motivation des agents, est-il le nom ? Bien loin de la potion magique de Panoramix ou des filtres des gourous du bien-être et de l’entreprise libérée, il n’a rien de miraculeux. Il existe et il s’apprend. Il s’obtient au moyen d’une meilleure implication du potentiel humain qui peuple les organisations de service public, de l’amélioration de leurs conditions de vie au travail et de l’accroissement de leur engagement individuel et collectif, grâce à un management de proximité négocié au sein de chaque équipe. Il n’est pas question, ici, d’un « mauvais » management, copie indigeste et inefficace dudit management « privé », que d’aucuns appellent le New Public Management. Ce que nous évoquons c’est un « bon » management, acclimaté au secteur public, porté par les cadres animateurs de leurs équipes, qui agit positivement sur les structures et les comportements. Les structures, pour mettre en place des dispositifs stimulants d’amélioration des conditions de travail, de formation, de rémunération, de recrutement et d’organisation du travail des équipes. Les comportements, pour mieux motiver, promouvoir, accompagner et reconnaître de façon équitable la contribution des agents. Son critère central n’est pas la perfection, car elle n’existe pas, mais les progrès successifs par effets d’apprentissage qui eux sont possibles. Ce « bon » management public existe comme les exemples scandinave ou canadien le montrent, ainsi que des exemples français, insuffisamment mis en avant. En grandes lignes, il consiste à stimuler dans chaque équipe des actions pluriannuelles de repérage, par le dialogue, des dysfonctionnements qui perturbent le travail et qui entraînent des coûts cachés, en termes d’absentéisme, de rotation inadéquate du personnel, de maladies professionnelles, de défauts de qualité et de sous efficacité. Puis, au moyen de groupes de projets, d’inventer et non pas de « singer » du privé ou d’autres organisations publiques, des actions d’amélioration adaptées cela dans les six domaines clés du fonctionnement d’une organisation : l’organisation du travail, les conditions de travail, la communication, la gestion du temps, la formation professionnelle et la mise en œuvre stratégique (carrière, télétravail, etc.). Enfin d’en récompenser économiquement la bonne mise en œuvre au travers de contrats d’activité périodiquement négociable passés avec chaque agent. Désolé de le dire pour ceux que cela froisserait mais les recherches confirment qu’un intéressement individuel et négocié des agents est une des pièces essentielles du puzzle.
UNE QUESTION DE VOLONTE
Donc, au fond, de l’exigence mais rien de très compliqué si ce n’est un soupçon de volonté politique, un zeste de formation innovante des managers publics pour les doter d’une méthodologie structurée qui marche et une once de rupture radicale avec, d’un coté, les principes managériaux classiques, du public comme du privé, infectés d’un taylorisme qui conduit à la fossilisation des organisations et, de l’autre, avec les mantras de la déconstruction de la verticalité dont l’ultra horizontalisme mène à la désintégration des organisations. Il revient aux responsables politiques, aux managers publics et aux syndicats de mener ensemble cette transition managériale publique, plutôt que de s’isoler dans des attitudes plaintives, telles que « nous sommes à l’os » ou « nous sommes épuisés »… – mal perçues par les concitoyens parce qu’ils ne peuvent pas les comprendre vu l’immensité de la dette publique et des taux d’imposition du pays. Symétriquement, il revient à l’État, au moyen de décisions qui restent à prendre, de revivifier le statut des fonctionnaires, pour aider les élus et les managers publics à développer la productivité de leurs équipes de façon socialement responsable et mieux satisfaire leurs concitoyens, rendant ainsi leur dignité aux fonctionnaires, trop souvent et très injustement soupçonnés d’oisiveté.
Références
Savall H., Zardet V., (Dir.) (2021), Traité du management socio-économique, préface de René Ricol.
Savall H, Cappelletti L. (2018), « Les coûts cachés de l’absentéisme : 108 milliards d’euros par an », rapport pour l’Institut Sapiens, novembre.
Cappelletti L., Khenniche S. (2017), « Coproduire la performance socialement responsable des collectivités territoriales : résultats émergents d’une recherche-intervention au sein d’une mairie », Politiques et Management Public, 34(1-2), pp.19-41.
Cappelletti L., Savall H., Zardet V. (2018), « Il règne en France un ras-le-bol managérial », Le Monde, 21 décembre.