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Habitus de classe dans le comité de direction, le fonctionnement de l’élite dirigeante à l’épreuve des origines sociales

L’intérêt constant pour les équipes de direction, depuis le début des années 1980, a conduit la littérature à s’intéresser à de nombreuses caractéristiques personnelles (âge, sexe, ancienneté…) des dirigeants dans les organisations. Malgré sa place importante dans les sciences sociales, l’origine sociale en tant que facteur de diversité au sommet de la hiérarchie organisationnelle est globalement négligée par les sciences de gestion. Alors que près des deux tiers des membres des équipes de direction en France ont des parents appartenant à une catégorie socioprofessionnelle aisée selon une étude publiée fin 2021 par le Club du 21ème et McKinsey, on en sait peu sur la façon dont l’origine sociale influence le rôle du dirigeant.

Désignée par le positionnement dans la stratification sociale d’un individu à sa naissance et durant son enfance, l’origine sociale a pour curseurs principaux, la profession des parents, dans une moindre mesure leurs revenus et leur niveau de formation initiale ou encore le lieu d’habitation durant l’enfance. Cet héritage fonde chez chaque individu des prédispositions à agir appelées « habitus » (Bourdieu, 1979). Le concept d’habitus qui permet de saisir comment les différences de classe sociale se manifestent dans la société, est mobilisé en management comme un élément de compréhension des pratiques individuelles, en particulier dans les cas de mobilité sociale (Gray & Kish-Gephart, 2013). Ces pratiques, en lien avec l’origine sociale des dirigeants, comment influencent-elles le quotidien d’une équipe de direction ?

A partir de mécanismes clefs tels que la collaboration, l’échange d’informations et la prise de décision, le concept d’intégration comportementale de l’équipe dirigeante (Hambrick, 1994) permet d’appréhender le fonctionnement du collectif dirigeant. L’interprétation de récits de vie recueillis auprès de dix-neuf dirigeants issus de classes sociales variées a ainsi mis en lumière que la variété d’origines sociales au sein de l’instance dirigeante, conduit à une collaboration fragile, limitée dans les échanges d’information qu’elle occasionne et qui conduit à des décisions de faible portée, prises en petit comité, à l’écart des réunions plénières.

Ce type d’étude s’émancipe de l’approche très répandue visant à mesurer le lien entre diversité et performance dans la mesure où il a été établi (Zattoni et al., 2022) que le niveau de performance, quelle que soit la dimension considérée, ne saurait varier uniquement selon la présence d’un facteur de diversité au sein des instances de direction de l’organisation. Il permet en revanche d’expliquer comment les origines sociales des membres de l’équipe dirigeante s’expriment concrètement dans leurs façons de collaborer, dans la nature et le volume des échanges d’informations entre eux, et dans les types et modes de prise de décision au sein de l’instance. Des éléments modérateurs de la collaboration et de la prise de décision tels que la légitimité à collaborer et la tentation de l’entre-soi ont ainsi pu être mis en évidence par le prisme de l’origine sociale.

De façon pratique, le milieu social d’origine d’un individu demeure toujours perceptible par les autres, au travers d’éléments observables, comme par exemple privilégier un poste dans une fonction support pour une femme d’origine modeste. Ce signal de classe (Kraus et al., 2017) provoque, à l’égard des personnes issus d’un milieu populaire, une moindre attention à leurs compétences et centres d’intérêt, consciente ou inconsciente, de la part de leur propre management ou de leurs collègues, voire une mise à l’écart. La recommandation serait de s’inspirer des leviers utilisés en matière de genre qui ont fait leur preuve depuis une dizaine d’années désormais afin de les déployer au plus haut niveau des organisations, et ainsi contrer les biais cognitifs qui conduisent à sous-estimer ceux qui sont issus d’une classe sociale différente.

La version intégrale de cet article est disponible ici.

Loïc Fourot

Références

Bourdieu, P. (1979). La Distinction : critique sociale du jugement. Les Editions de Minuit.

Gray, B., & Kish-Gephart, J. J. (2013). Encountering social class differences at work: How “class work” perpetuates inequality. Academy of Management Review, 38(4), 670–699.

Hambrick, D. C. (1994). Top management groups : a conceptual integration and reconsideration for the « team » label. Research in organizational behavior, 16, 171-213.

Kraus, M. W., Park, J. W., & Tan, J. J. (2017). Signs of social class: The experience of economic inequality in everyday life. Perspectives on Psychological Science. 12, 422–435.

Zattoni, A., Leventis, S., Van Ees, H., & De Masi, S. (2022). Board diversity’s antecedents and consequences: A review and research agenda. The Leadership Quarterly, Article 10165.