Economie

Culture, diversité et développement: le cas Haier

Grille culturelle et cas d’application

On entend par culture d’entreprise, l’ensemble des manières de penser, de sentir et d’agir qui sont communes aux membres d’une même organisation. La culture d’entreprise correspond à un cadre de pensée, à un système de valeurs et de règles relativement organisé qui sont partagées par l’ensemble des acteurs de l’entreprise. Elle englobe les valeurs, les croyances, les postulats, les attitudes et les normes communes à ceux qui travaillent dans une même organisation.

Il est proposé, ci-après, une méthode permettant de décrypter une culture d’entreprise (Corporate Culture), à partir de critères observables dans les organisations étudiées. L’approche développée prend appui sur l’expérience des auteurs, leurs connaissances pratiques [1] en entreprise (Allemagne, Chine, Japon) et [2] en formation exécutive (Doctorate Business in Administration, Executive Masters – Sciences Po Paris, MBA – U. Paris Est).

Nous présentons ci-après une grille d’analyse culturelle issue de différentes recherches basées sue des travaux relatifs à la culture d’entreprise proprement dite (Meier, 2019), aux cultures nationales et processus de changement (Meier, Verne, 2018), et à l’intégration culturelle et managériale dans le cas d’opérations de fusions acquisitions internationales (Meier, Schier, 2019).

La grille, proposée et testée dans différents travaux, comprend 11 items :

  • l’histoire
  • le métier,
  • les valeurs dominantes,
  • le référentiel en termes de développement,
  • le positionnement face à l’environnement,
  • les éléments d’identification et d’appartenance,
  • le type de structure,
  • le processus de décision,
  • le style de management et sources de pouvoir,
  • la politique des ressources humaines,
  • le comportement et les attitudes.
Critères clés Objectif visé Dimensions possibles
Histoire Reconstituer les principales phases du développement de l’entreprise, à travers l’étude de ses principaux dirigeants, de l’évolution de ses structures juridiques, de ses liens de pouvoir en interne et des relations qu’entretient l’entreprise avec les autres firmes du secteur. Evénements, dates, phases clés du développement, personnalités marquantes, mythes fondateurs et légendes, politique d’investissement, politiques de désengagement, périodes d’embauche et de licenciement.
Métier Connaître les compétences spécifiques de l’entreprise, en étudiant ses savoir-faire initiaux et ses métiers d’avenir. Appartenance professionnelle, type d’industrie, technologie et savoir-faire, type de clientèle, moyens et ressources, système de production.
Valeurs dominantes Rechercher les fondements sur lesquels s’appuie l’entreprise pour légitimer ses actions. Poids relatifs des grandes directions (technique, commerciale, recherche, ressources humaines…)

Credo / philosophie : quantitatif vs. qualitatif, orientation production vs. client, orientation coût vs. qualité, polyvalence vs spécialisation, efficience vs. efficacité.

Référentiel en termes de Développement Analyser les préférences en matière de stratégie de développement et leurs principales causes (taille de l’entreprise, pouvoir financier, choix des dirigeants…) Voies de développement: spécialisation, diversification, intégra-
-tion amont ou aval, innovation.

Stratégies concurrentielles : stratégie de domination par les coûts, stratégie de différenciation, stratégie de focalisation.

Modes de développement privilégiés (croissance interne, croissance externe, alliances, partenariats).

Positionnement face à l’environnement Analyser la position et l’image de l’entreprise dans son environnement économique et social. Implantation géographique de l’entreprise et de ses principaux clients, attitude face aux risques ou opportunités externes, relations avec les acteurs de l’environnement, réactivité face à l’imprévu, recours à la sous-traitance et aux partenariats, ouverture sur l’extérieur, sensibilité aux valeurs sociales et sociétales (emploi local, éthique, environnement, humanitaire…)
Eléments d’identification et d’appartenance Repérer les éléments qui revêtent pour les membres de l’entreprise étudiée, une forme d’identification et d’appartenance à un groupe social. Symboles, signes, noms, emblèmes, références historiques, légendes, insignes, organisation des bureaux, aménagement interne, localisation des sites…Bureau d’ingénierie issu de l’aéronautique
Type de structure Identifier la structure de l’entreprise sur le plan de son organisation et de son fonctionnement. Statut juridique de l’entreprise, composition du capital, poids des principaux actionnaires, organigramme, ligne hiérarchique, degré de formalisation, relations horizontales et relations entité-groupe, degré de spécialisation, niveau de standardisation des procédés de travail, mode de fonctionnement (pyramidal, en réseau, en râteau…), poids de la technostructure, des centres opérationnels et des activités de soutien, mécanismes de contrôle, d’intégration, de régulation et de coordination, degré de différenciation fonctionnelle, champ de la supervision…
Processus de Décision Etudier les mécanismes de prise de décision au sein de l’organisation Nature des décisions (individuelle / collective) rapidité du processus, fluidité ou rigidité des circuits, niveau de préparation des décisions, choix des critères d’appréciation, niveau de délégation, systèmes de réunion d’information, de concertation et de coordination, règlement des conflits, rôle des experts.
Style de management

et sources du pouvoir

Identifier la façon dont la direction de l’entreprise encadre et gère ses employés et collaborateurs. Style de direction : paternaliste, autocratique, démocratique, bureaucratique, entrepreneurial, mercenaire.

Sources du pouvoir: pouvoir de coercition, pouvoir de gratification, pouvoir d’expertise, pouvoir statutaire, pouvoir charismatique…

Politique des Ressources Humaines

 

Examiner la façon dont les dirigeants informent, animent et contrôlent leurs équipes de travail. Politique de rémunération et de gratification, gestion des carrières, politique de recrutement, politique de formation,  profils et compétences recherchés, style d’animation, politique de communication interne ; critères, outils et procédures d’évaluation, importance des statuts, relations avec les instances représentatives du personnel.
Comportement et attitudes Repérer les principaux comportements et attitudes des employés à l’égard de leur organisation.  Attachement du personnel, motivations des employés, engagement personnel et collectif, adhésion, climat social, taux d’absentéisme, taux de rotation, importance des conflits et des grèves, taux de syndicalisation, distance sociale, langage, vocabulaire utilisé, tenue vestimentaire, rites, cérémonies, tabous…

Il est proposé une application de cette grille d’analyse, à partir de l’étude du groupe Chinois Haier, suite à son rachat de la société Candy en Italie en 2019.  Une opération parfaitement ciblée qui a permis à Haier (électroménagers et appareils TV, tablettes…) de doubler de taille sur le Vieux Continent et de passer de la 9ᵉ à la 5ᵉ place du marché. La culture d’entreprise de Haier est décrite par la firme comme un ensemble intégré, associant stratégie d’innovation (technologie créative) et une organisation tournée vers la satisfaction du client. La participation et l’implication des employés (enrôlement, mobilisation, adhésion) est identifiée comme l’un des éléments clés de la stratégie d’internationalisation de la marque. La dimension culturelle est donc ici essentielle. Il est donc important de prendre le temps d’analyser les dynamiques culturelles et organisationnelles en particulier lorsque cette stratégie d’internationalisation repose sur des alliances stratégiques et des fusions-acquisitions internationales.

Le cas proposé met en lumière trois points essentiels de la grille précédemment citée, qui permettent de cerner les enjeux et les risques dans le cadre de relations interculturelles, notamment lorsque le système proposé doit prendre en compte les sources de légitimité en présence, les éléments d’identification et d’appartenance et la combinaison des ressources  entre les différentes parties:

  • le métier et le modèle de croissance recherché – En reprenant la société italienne Candy, le groupe Haier s’assure une expertise dans la connectivité, enjeu de la bataille autour de la maison intelligente. Dans sa recherche de partenaire, le groupe a cherché à connaître les compétences spécifiques de l’entreprise, en étudiant ses savoir-faire initiaux et ses métiers d’avenir. Candy disposait d’une expertise dans les appareils connectés, complémentaires d’Haier. Pour rappel, la vision de Haier est de devenir le leader mondial de l’IdO appliqué aux appareils intelligents. Ainsi, les synergies résultant de l’échange d’innovation et de savoir-faire entre les sociétés dans le domaine des appareils intelligents ont contribué à l’expansion de Haier dans ce segment stratégique en Europe.
  • Le style de management, les valeurs et les sources de pouvoir mobilisées – Le but est d’identifier la façon dont la direction de l’entreprise va encadrer et gèrer ses employés et collaborateurs. Le groupe Haier cherchait une entreprise capable de partager son nouveau style de management, à savoir un style entrepreneurial, résolument tourné vers l’international. En effet, Candy n’a jamais perdu l’esprit entrepreneurial distillé par Eden Fumagalli qui a fondé cette petite société durant la période d’après-guerre, à la pointe dans le lancement de nouveaux appareils, rachetant d’autres entités comme Hoover et continuant de s’agrandir à l’international. Cette culture d’entreprise dynamique a fortement séduit l’entreprise Haier d’autant que le groupe chinios a souhaité opérer un changement ces dernières années  dans son organisation internationale, chaque division  et unité étant désormais directement responsable face aux clients. Cette évolution a donc conduit à la création d’un écosystème ouvert, où salariés et clients, d’horizons culturels différents, sont connectés. Au-delà d’un réseau, le modèle « RenDanHeyi » du CEO Zhang Ruimin, est par conséquent un modèle d’organisation souple et vivant,  qui a pour but de donner le « pouvoir » aux employés. Pour ce dirigeant, le modèle s’éloigne de ce fait, de ce qui pourrait ressembler à un « empire » (avec sa traditionnelle structure pyramidale), pour se rapprocher d’une « forêt tropicale » (avec une plateforme en réseau ouvert). Dans l’esprit de Zhang Ruimin , tout empire est voué à disparaître. Une forêt tropicale, à l’inverse, peut être préservée et entretenue.
  • La politique des ressources humaines (animation et formation des équipes) – Le groupe Haier avait besoin d’être rassuré sur la capacité de la société acquise à conduire une politique de changement. En effet,  le groupe chinois place l’agilité, l’hyper-collaboration, et le « zéro distance » au cœur de son fonctionnement, y compris dans la relation entre le manager et ses équipes. Les équipes européennes présentaient donc des structures RH capables de mener à bien cette conduite changement. De même, la politique de formation a toujours été omniprésente au sein de l’entreprise, afin d’aider les managers à s’adapter, en faisant évoluer leurs pratiques, pour mieux accompagner le changement.  Les objectifs visés étaient l’accélération de la transformation de la culture organisationnelle (via la libération des énergies), la mise en place d’une culture managériale commune et la place centrale du manager au sein de la transformation.

Le Groupe Haier a, avant tout, misé sur le capital immatériel et la culture, pour travailler et évoluer dans un monde VUCA. L’anthropologue Marc Lebailly utilise d’ailleurs une métaphore pour caractériser le rôle déterminant de la culture d’entreprise, en l’assimilant à la « quille d’un voilier ». Pourquoi ? Car même si elle est peu visible, c’est surtout la quille qui donne au bateau sa stabilité, et c’est elle qui permet à l’équipage de garder le cap par gros temps. L’environnement VUCA renforce le besoin de sens et de projet commun. L’entreprise Haier l’a compris dès 2005, lorsque son président a opéré un changement radical, en passant d’un modèle global à dominante bureaucratique à un système entrepreneurial capable de répondre à la complexité croissante de l’environnement.

Le Groupe chinois a par conséquent cherché principalement des partenaires de culture européenne, capables d’adhérer à ses valeurs et de les aider dans leur transformation sociale et culturelle.  Le point de départ a été l’analyse des spécificités culturelles pour identifier et évaluer les entreprises qui se prêtaient le mieux à ce type de changement, en particulier dans le cadre d’un projet d’acquisition ou de fusion. Le modèle RenDanheyi n’est probablement pas applicable à toutes les entreprises, mais en scannant au mieux les sociétés cibles, Haier s’est assuré un terreau favorable pour distiller sa culture entrepreneuriale.

Prendre le temps d’étudier les points majeurs d’une grille d’analyse culturelle est donc une opération à ne pas sous-estimer notamment dans le cas de politiques internationales de croissance conjointe ou externe, si l’on souhaite préparer dans les meilleures conditions le chantier de la conduite du changement.

Olivier Meier et Eric Le Tallec

(1) Olivier Meier est Professeur des Universités, directeur de recherche au LIPHA Paris Est, spécialiste des questions interculturelles et des rapprochements d’entreprises. Il est membre du conseil pédagogique et de perfectionnement de l’Executive MBA à destination de dirigeants et managers chinois (campus de Pékin et Shanghai), co-dirigé par l’U. Paris Est et l’Université de Tsinghua en Chine [classement Times Higher Education]. Il intervient également auprès de l’Institut des Hautes Etudes de l’Education et de la Formation (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche) en qualité d’expert associé.

Eric Le Tallec fait partie du corps professoral de l’EMBA Executive, co-dirigé par l’Université Paris Est et l’Université de Tsinghua, et composé d’enseignants-chercheurs (PR et MCF) et de praticiens (dirigeants et managers). Il est également consultant formateur à l’international et dirigeant de CB2i Consulting, cabinet de conseil en développement international sur des zones géographiques diverses et notamment en Europe et en Asie. Le cabinet intervient auprès d’entreprises de toutes tailles et propose des formations sur mesure pour développer les compétences interculturelles de leurs équipes.

Références

Meier O. (2019), Management interculturel, 7ème édition, Dunod.

Meier O., Schier G. (2019), Fusions acquisitions, 6ème édition, Dunod

Meier O., Verne C. (2018), Culture et éthique au Japon, 2ème édition, VA Editions.

Le Tallec E. (2020), gestion de projet dans un cadre interculturel (France, Japon, Allemagne), séminaire Observatoire ASAP.

Le Tallec E. (2021), la filière Hydrogène, une filière d’avenir, terrain de collaborations interculturelles, Rubrique Economie, Observatoire ASAP.