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Xavier Dupont de Ligonnès : archétype d’un « évaporé à la française » ?

Par-delà l’horreur d’un crime, la fuite de Xavier Dupont de Ligonnès intrigue, mais elle ne relève ni de la honte ni du renoncement. À rebours des johatsu japonais, elle semble pensée comme un geste de toute-puissance, entre scénarisation minutieuse et contrôle absolu sur les évènements. Un mystère persistant, qui continue d’alimenter interrogations, récits et spéculations.

Près de quinze ans après les faits, la disparition de Xavier Dupont de Ligonnès fascine toujours l’opinion publique française. Podcasts, ouvrages, documentaires, théories plus ou moins farfelues et enquêtes minutieuses se multiplient, sans doute parce que l’infanticide cristallise tensions et peurs collectives (Dubec, 2021). Le père de famille nantais, soupçonné d’avoir assassiné sa femme et ses quatre enfants en avril 2011 avant de disparaître sans laisser de trace, est devenu une figure énigmatique. Il faut bien admettre qu’en France, rares sont les disparus qui suscitent un tel intérêt, alimenté par l’absence de clôture judiciaire, la force dramatique ‒ et symbolique ‒ des évènements et un silence assourdissant associé à sa fuite.

Certains commentateurs vont jusqu’à établir un parallèle avec les johatsu japonais, ces « évaporés » qui choisissent de disparaître volontairement pour fuir une société perçue comme trop normative ou oppressive. L’analogie intrigue, c’est un fait, mais elle est trompeuse. Xavier Dupont de Ligonnès ne semble correspondre ni aux motivations, ni aux logiques sociales, ni aux modalités culturelles de l’évaporation à la japonaise. Il incarne autre chose : une forme singulière d’effacement, plus violente, plus opaque, peut-être plus « française ». Girard (2011 [1972] n’a-t-il pas souligné que la violence et la mise en scène jouent un rôle central dans le refoulement des tensions sociales, un phénomène qui trouve un fort écho dans les passions françaises ? C’est cette ambiguïté, entre fuite, effacement et domination, qui hante notre imaginaire collectif.

Entre tragédie familiale et fascination populaire

Les faits sont connus, mais ils continuent de sidérer l’opinion, même à l’étranger. En avril 2011, à Nantes, cinq corps sont retrouvés sous la terrasse d’une coquette maison du centre-ville : Agnès Dupont de Ligonnès et ses quatre enfants, tous assassinés par arme à feu. Le père, Xavier, qui a disparu, a pris soin d’envoyer une série de lettres à l’entourage où il évoque une nouvelle vie au service de la Drug Enforcement Administration américaine, exigeant un départ précipité dans le plus grand secret vers les Etats-Unis. Très vite, cependant, la piste du crime familial, suivi d’une cavale, s’impose aux enquêteurs.

Pendant plusieurs jours, des caméras de surveillance tracent l’itinéraire de Xavier Dupont de Ligonnès vers le Sud-Est de la France, jusqu’à un dernier signe de vie à Roquebrune-sur-Argens, à la sorte d’un hôtel bas de gamme. Puis, plus rien : aucune image, aucun appel, aucun corps. Tandis qu’un mandat d’arrêt international est lancé, des centaines de signalements affluent. L’homme est vu à Rome, au Brésil, dans les Pyrénées, ou encore sur une aire d’autoroute près d’Aix-en-Provence. Cette disparition hors norme alimente, depuis lors, une production journalistique ininterrompue, sans parler de tentatives d’analyse de nature psychanalytique (Zagury, 2025).

Finalement, pourquoi une telle fascination populaire, alors que 10 000 personnes environ disparaissent chaque année en France sans être retrouvées, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur ? Sans doute parce que la disparition de Xavier Dupont de Ligonnès percute de front plusieurs de nos univers symboliques : celui de la famille apparemment modèle, du père de famille instruit, de la religion catholique bienveillante, de la réussite sociale au travers d’une belle demeure au cœur de Nantes, tout cela renversé brutalement. Une disparition finalement sans clôture : ni suicide, ni procès, mais un véritable « trou noir ».

La fascination exercée s’inscrit dans un phénomène plus large, et qui n’a jamais cessé de se manifester : le goût du grand public pour les faits divers, souvent perçus comme des récits totémiques où se rejouent nos angoisses sociales, morales et intimes. Comme le souligne Eveno (2025), de tels récits permettent de canaliser nos émotions, d’interroger l’ordre social, et d’identifier plus ou moins clairement la frontière entre le « normal » et le « monstrueux ». Dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès, la tension est portée à son paroxysme avec un drame familial indicible, une disparition mystérieuse, et un récit sans fin, à la fois réel et fictionnel.

Parallèle avec les évaporés japonais

Un parallèle tentant avec des évaporés japonais est peut-être l’une des clés du mystère. Au Japon, la disparition volontaire est un phénomène social connu, largement renseigné, presque institutionnalisé. Chaque année, sur l’archipel nippon, sous l’appellation de johatsu, littéralement « ceux qui se sont évaporés », plusieurs dizaines de milliers de personnes (entre 100.000 et 250.000) abandonnent leur existence sociale sans prévenir quiconque. Ils changent d’identité, de métier, de région, en étant parfois aidés par des entreprises spécialisées, les yonige-ya, qui les déménagent, les relogent et parfois les conseillent.

Les raisons sont multiples, comme l’ouvrage fascinant de Mauger et Remael (2014) le souligne : dettes abyssales, faillites d’entreprise, divorces douloureux, licenciements brutaux ou humiliations professionnelles. Dans une société japonaise qui valorise l’ordre, la réputation et le respect des normes collectives, disparaître devient une manière de « sauver la face » sans confrontation ni commentaires désapprobateurs du cercle familial ou social. Il ne s’agit pas ici d’un geste tragique, mais d’un acte radical de reconfiguration personnelle, une sorte de « reset » pour tout recommencer ailleurs, sans justification, sans traces, et sans explication à donner.

Le Breton (2015) nous explique que disparaître volontairement est souvent une manière de faire une pause dans une vie trop lourde, un retrait temporaire pour se protéger du poids des jugements et des attentes sociales. C’est un silence choisi, une façon d’échapper au regard des autres et de reprendre une forme de liberté. Cependant, dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès, sa disparition dépasse le simple effacement. Elle s’accompagne d’une dimension tragique et complexe liée à un crime, transformant son absence en un mystère douloureux transcendant largement la notion d’évaporation.

Pour que l’on puisse en effet parler d’évaporé à la japonaise, quatre dimensions doivent être réunies. Elles sont les suivantes : (1) La disparition est volontaire, mais non criminelle : il s’agit de fuir une situation perçue comme intenable, pas de se soustraire à la justice ; (2) Elle repose sur une honte ou une dette sociale ou financière : échec professionnel, endettement, désaveu familial, etc. ; (3) Elle s’accompagne d’une volonté de recommencement anonyme, sans esprit de revanche ni confrontation destructrice ; et (4) La disparition s’inscrit enfin dans un cadre social permissif où les proches évitent de poser des questions, tandis que les institutions ne recherchent pas activement les disparus adultes.

Disparaître, mais en maître du jeu

Ces aspects sont essentiels pour saisir la spécificité du cas de Xavier Dupont de Ligonnès, un noble désargenté issu des milieux conservateurs de Versailles. Dans le contexte japonais, l’évaporation n’est pas un acte de prédation, mais bien un retrait volontaire, le plus souvent silencieux. Elle traduit une tension entre l’individu et une société qui ne lui laisse plus de place, ou plutôt, qui lui assigne une place si rigide que toute déviance devient une transgression insupportable. Il s’agit d’une fuite sans violence, socialement intériorisée. En bref, on peut parler d’une forme extrême de renoncement à soi, et non d’un rejet agressif des autres.

De ce point de vue, Xavier Dupont de Ligonnès ne peut être qualifié d’évaporé. Sa disparition fait suite à un acte criminel supposé prémédité : l’assassinat de sa femme et de ses quatre enfants, même s’il bénéficie toujours de la présomption d’innocence. Elle s’accompagne d’un scénario habilement construit, mêlant mystification religieuse, fantasme d’agent secret, et mise en scène minutieuse d’un départ planifié. Cette disparition traduit finalement une rupture radicale avec les normes sociales, imposant un récit de contrôle absolu, où chaque détail semble pensé pour dominer l’invisible avec une redoutable précision.

Si l’on ne trouve pas une logique d’évaporation à la japonaise chez Xavier Dupont de Ligonnès, il existe en revanche une volonté de brouiller méticuleusement les pistes. Ce n’est pas un mari volage qui se dérobe face à l’échec, même si justement son échec professionnel semble patent, comme en témoignent de nombreux témoignages, mais un homme qui, ne supportant pas de voir son image altérée, choisit de détruire tous les repères autour de lui. Le silence qui s’ensuit n’est pas celui de la honte, mais du fantasme de domination : disparaître sans laisser de trace, comme ultime geste de maîtrise sur le monde.

On pourrait ici évoquer, par contraste, les formes d’effacement éthique et technologique au Japon mises en lumière par Douery Verne et Meier (2025), où la discrétion sociale s’ancre dans une logique de sobriété volontaire, de retrait non violent et de recomposition discrète d’une vie au sein de structures sociales encore fonctionnelles. Rien de tel dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès. Sa disparition, fondée sur un récit mensonger et une mise en scène de l’effacement, relève moins d’une stratégie d’adaptation que d’un fantasme de toute-puissance, sans égard pour les conséquences sociales et affectives de son acte.

De quoi Xavier Dupont de Ligonnès est-il le nom ?

Si la figure de Xavier Dupont de Ligonnès fascine autant, plus d’une décennie après l’affaire criminelle, c’est peut-être parce qu’elle met en abîme trois repères majeurs : la famille comme refuge, le père comme protecteur, et le crime comme déviance explicable. Ce triple effondrement symbolique déroute car il touche au cœur de l’imaginaire collectif. Mais cette affaire nous dit aussi quelque chose de plus contemporain : le fantasme d’une disparition totale, dans un monde saturé de surveillance, de traçabilité numérique et d’interconnexions permanentes, d’ailleurs dénoncé par Zuboff (2020). Un homme (ou une femme) peut-il (peut-elle) encore disparaître sans difficulté, et avec lui (elle), tout un récit de vie ?

La possibilité qu’un individu passe aujourd’hui si aisément sous les radars, malgré les bases de données croisées, les bornages téléphoniques, les caméras omniprésentes et la logique intrusive des réseaux sociaux, nous trouble profondément. En effet, Xavier Dupont de Ligonnès est devenu au fil des années une sorte de fantôme, une ombre parmi les ombres que l’on n’arrive pas à oublier. Il incarne moins une évaporation à la japonaise qu’un effacement stratégique, presque « théâtralisé », d’un individu qualifié de « manipulateur » et « charismatique » : un crime bourgeois et une traque sans fin, dont le caractère irrésolu stimule l’imagination bien plus que les certitudes.

L’affaire Dupont de Ligonnès illustre aussi comment les médias contemporains participent à la construction d’un récit mystérieux et obsessionnel. L’enquête approfondie du magazine Society en 2020, saluée comme un indubitable « coup éditorial », avant d’être transformé en un best-seller largement plébiscité (Boisson et al., 2022), a transformé cette disparition en phénomène culturel. Le feuilleton journalistique contribue ainsi à nourrir la fascination collective, mêlant rigueur d’investigation et dimension romanesque. Le disparu devient ici une figure emblématique où réalité et fiction s’entremêlent, amplifiant le caractère insaisissable de l’énigme.

C’est finalement l’ambivalence entre rationalité policière et vertige fictionnel qui fait de Xavier Dupont de Ligonnès un cas-limite, celui d’un homme qui, dans un ultime geste de contrôle, a choisi de tout faire disparaître. Une telle disparition, pour l’heure non expliquée et non expiable, peuple encore et encore notre imaginaire collectif. La comparaison avec les évaporés japonais est fallacieuse dans la mesure où elle occulte la violence inouïe du geste initial. Si Xavier Dupont de Ligonnès est un jour reconnu comme l’assassin de sa famille, l’assimiler à un « évaporé à la française » reviendrait à lisser l’horreur, en transformant un fait criminel en une sorte de posture existentielle. Terrible erreur d’interprétation, sans aucun doute.

Gilles Paché

Références bibliographiques

Boisson, P., Chamoux, M., Gouverneur, S., et Raisse, T. (2022), Xavier Dupont de Ligonnès : l’enquête, Le Seuil, Paris.

Douery Verne, C., et Meier, O. (2022), La gestion éthique au Japon, Observatoire de l’ASAP, octobre.

Dubec, S. (2021), Les pères meurtriers, ces hommes criminels : la construction médiatique des masculinités infanticides dans les journaux télévisés (1985-2018). Le Temps des Médias, No. 36, pp. 121-138.

Eveno, P. (2025), Pourquoi les faits divers passionnent-ils ?, The Conversation, 26 mars.

Girard, R. (2011 [1972]), La violence et le sacré, Pluriel, Paris.

Le Breton, D. (2015), Disparaître de soi : une tentation contemporaine, Métailié, Paris.

Mauger, L., et Remael, S. (2014), Les évaporés du Japon : enquête sur le phénomène des disparitions volontaires, Les Arènes, Paris.

Zagury, D. (2025), L’énigme publique n° 1 : Xavier Dupont de Ligonnès, Le Seuil, Paris.

Zuboff, S. (2020), L’âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma, Paris.