Interview

De la reconnaissance au pouvoir d’agir. Rencontre avec Serge Ravet, expert et Philippe Petitqueux, délégué au numérique à la DRAAF de Normandie

Entretien mené par Maryvonne Dussaux.

Vous êtes les Président et Secrétaire général de l’association Reconnaître qui déploie des systèmes de reconnaissance ouverte. Pouvez-vous nous présenter votre mouvement ?

L’association Reconnaître est née en 2018 à la suite de la rencontre du projet « Badgeons la Normandie » avec celui de la « Déclaration de Bologne pour la Reconnaissance Ouverte » (Bologna Open Recognition Declaration). Cette nouvelle « Déclaration de Bologne » était formulée dans l’intention d’ouvrir celle de 1999 (création d’un espace européen de l’enseignement supérieur) en prenant en compte les valeurs du mouvement « open » (open data, open source, open éducation) en ouvrant également les systèmes de reconnaissance. Cela partait d’un double constat : D’un côté, tout le monde a besoin de reconnaissance (voir le succès par exemple de LinkedIn) et de l’autre, des professionnels au sein de l’enseignement agricole et des associations d’éducation populaire ou d’insertion recherchaient un outil de valorisation des compétences. Nous nous sommes inspirés des travaux d’Evelyne Sullerot qui avec « Retravailler » a mis en évidence que les compétences développées par les « femmes au foyer » pouvaient être réinvesties dans des activités professionnelles et ceux de Claire Herbert Suffrin sur les réseaux d’échanges réciproques de savoirs.

L’idée centrale est de proposer une vision globale de la reconnaissance des apprentissages, qu’ils soient formels, non formels ou informels et de leur reconnaissance qui, elle aussi peut être formelle, non-formelle ou informelle. La nouvelle déclaration de Bologne synthétisait ces attentes. Elle lançait également un appel aux autorités publiques et aux acteurs de l’éducation pour mettre en place des politiques inclusives de reconnaissance qui prennent en compte non-seulement les multiples voies de développement des compétences, mais surtout celles de leur reconnaissance.

L’idée de « reconnaissance ouverte » doit beaucoup aux pratiques qui ont émergées avec l’arrivée des Open Badges, un instrument imaginé en 2011 pour rendre visibles les apprentissages informels, les apprentissages formels étant, eux, visibles grâce aux diplômes et certificats. La reconnaissance ouverte est née du constat que si les Open Badges peuvent rendre visibles les apprentissages informels, ils peuvent tout aussi bien rendre visibles les reconnaissances informelles. Avec les Open Badges nous disposions désormais d’un outil qui non seulement permettait de rendre visible toute forme d’apprentissage, mais aussi toute forme de reconnaissance. L’Open Badge fonctionne comme « ouvre-boite de la reconnaissance ».

Quels sont les liens entre les Open Badges et les diplômes ?

Tout d’abord il faut bien comprendre qu’un Open Badge c’est comme une enveloppe : les informations qu’il contient peuvent être relative à une reconnaissance formelle (un diplôme), non-formelle ou informelle. Bestr, la plate-forme Open Badges de l’enseignement supérieur italien, délivre des diplômes sous forme d’Open Badges. Le lien entre un Open Badge et un diplôme c’est celui qui lie une enveloppe et la lettre qu’elle contient, ou le messager et le message. Les personnes qui opposent les badges aux diplômes commettent donc une faute de raisonnement. Un Open Badge est « agnostique » quant au contenu qu’il véhicule.

Par ailleurs, les Open Badges sont souvent mal compris car réduits à un simple outil d’attestation ou de certification de compétences. Or, le badge permet de valoriser tous les apprentissages, qu’ils soient formels, non-formels ou informels, par conséquent il n’y a pas d’opposition entre badges et diplômes. Sa richesse est d’aller au-delà de la certification et d’être un outil multifonction qui peut cartographier, rendre visible, identifier, documenter, communiquer et orienter. La granularité et la portabilité des Open Badges permet d’instrumenter une démarche portfolio de façon plus souple que celle des plates-formes portfolio dédiées. S’il est une image facile à partager, son format numérique lui permet d’encapsuler une diversité de données relatives à des expériences, des engagements, des pratiques ou des compétences. De fait, c’est la reconnaissance qui est centrale, le badge est ce qui donne de la lisibilité à cette reconnaissance. Par ailleurs, le badge n’est pas seulement individuel, il peut être collectif et se construire au cours un projet. Il impulse également de fortes dynamiques territoriales. Dans les traces de la Normandie, les initiatives « Badgeons notre Territoire » se multiplient dans les régions avec par exemples Badgeons les Hauts de France, l’Occitanie, les Pays de la Loire, la Bourgogne Franche Comté, etc.

Quelle est la valeur du badge ?

Le badge n’a pas de valeur en lui-même. Ce qui fait la valeur d’un badge dépasse les simples métadonnées qu’il contient, sinon ce ne serait qu’un certificat « sans papier ». Un badge numérique est potentiellement une donnée « vivante » mais pour qu’il vive, il a besoin d’un écosystème qu’il nourrit et dont il se nourrit. C’est le contexte dans lequel il a été obtenu et les relations avec les différents composants de l’écosystème qui lui donnent toute sa valeur initiale et dans le temps. Dans l’expérience de Badgeons la Normandie, la première étape a été de constituer un réseau de partenaires. L’idée est née au sein de l’enseignement agricole, mais un appel à manifestation d’intérêt a permis de voir que d’autres acteurs avaient les mêmes questionnements, en particulier les associations d’insertion et les associations d’éducation populaire. Un badge peut très bien être émis par un des organismes et être endossé par un autre membre de l’écosystème. Par exemple, nous expérimentons actuellement dans un lycée le livret de l’alternant sous forme de badges. Un badge peut être délivré par un établissement scolaire et endossé par l’entreprise dans laquelle le jeune travaille. L’endossement est très important car il permet de renforcer la valeur du badge. De fait, nous cherchons plutôt des flux de reconnaissance dans des systèmes dynamiques. Le badge n’est pas figé et peut être documenté à tout moment. On peut également organiser ses badges sous forme de C.V. Cela permet de présenter un portrait plus riche de son identité avec des éléments vérifiables. Ainsi, le badge permet de travailler sur l’identité sociale et culturelle de la personne.

En octobre dernier vous avez organisé un colloque qui avait pour thème : Open Badges: de la reconnaissance au pouvoir d’agir. Comment voyez-vous ce lien entre reconnaissance et pouvoir d’agir ?

Les colloques ePIC existent depuis 20 ans et rassemblent un réseau d’acteurs qui œuvre à la reconnaissance des apprentissages à l’échelle internationale. Ainsi lors du colloque qui s’est réuni à Lille en octobre dernier, les 133 participants venaient de 12 pays différents. Nous avons effectivement souhaité approfondir la question du pouvoir d’agir car pour nous, la reconnaissance n’est pas qu’une lutte. Chacun a le pouvoir de reconnaître, se reconnaître ou reconnaître l’autre. Le badge concerne tous les membres de l’écosystème (pas seulement les jeunes) et chacun peut créer son propre badge. C’est là où l’approche de la reconnaissance ouverte se différencie du système formel d’évaluation et de certification. Ici, la reconnaissance ne provient pas uniquement d’une autorité extérieure qui décide seule des critères de la reconnaissance qu’elle délivre. Le badge peut s’inscrire dans un parcours individuel, mais aussi signer l’appartenance à un collectif, à un projet. Par exemple, dans l’enseignement agricole, le Ministère délivre le badge éco-responsable à tous les éco-délégués dès qu’ils occupent cette fonction afin qu’ils documentent ce badge avec les actions conduites dans leur fonction.

Par ailleurs, notre démarche est ascendante et part toujours du réseau d’acteurs. Le badge permet de fédérer un réseau d’acteurs dans un projet collectif comme le montre le label CFA innovant coordonné par la Région Normandie. C’est la réflexion collective conduite dans chaque CFA sur la façon dont il va entrer dans la démarche d’élaboration de badges qui est importante. On ne peut pas aujourd’hui imaginer un dispositif qui engagerait autant d’acteurs différents dans une même démarche.

Quels liens faites-vous entre pratique et compétences ?

La pratique est le centre de gravité de la reconnaissance car la compétence n’existe pas indépendamment d’une pratique. On peut avoir un praticien qui a des compétences mais qui ne sait pas les verbaliser. Pourtant, elles sont là, elles vivent. La médecine, l’enseignement, la chimie, les mathématiques sont des pratiques. Les éco-systèmes dont nous parlions sont de fait des communautés de pratique au sens donné par Etienne Wenger. Délivrer un badge d’appartenance à une communauté de pratique est une première forme de reconnaissance et une invitation à s’engager dans un travail réflexif.

Il y a un risque à délivrer des badges de compétences indépendamment d’une reconnaissance d’une pratique qu’elle soit personnelle, sociale ou professionnelle. De fait, il faut commencer par reconnaître la personne, puis les pratiques dans lesquelles elle s’engage et, ensuite, éventuellement, les compétences mises en œuvre dans ses pratiques. Le danger à vouloir certifier des compétences en dehors de pratiques pertinentes est de concevoir la personne comme une addition de compétences. De même, le référentiel n’est pas la compétence (« la carte n’est pas le territoire »), la compétence est incarnée dans des personnes qui sont les dépositaires, les référents de la compétence. Une utilisation des badges qui serait centrée uniquement sur l’individu ne serait pas optimum car on développe des compétences en lien avec les autres et pas isolément. Le collectif est le cœur de l’écosystème de reconnaissance.

Outre la publication des actes du colloque d’octobre 2022, vous envisagez dès le mois de juin la tenue d’un symposium. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le colloque de Lille a débouché sur :

  • La reconnaissance de l’importance du rôle des collectifs « Badgeons nos territoires »
  • La rédaction de la charte de la reconnaissance (voir encart)
  • L’appel à la création d’un collectif national des acteurs des badges numériques.

Le symposium de juin sera consacré à la constitution de ce collectif national.

Rendez-vous dans les prochains numéros de la lettre de l’observatoire ASAP pour suivre la dynamique du mouvement Reconnaître.

 

Charte de la reconnaissance ouverte : La Normandie s’engage

Le 21 novembre 2022, le Conseil régional de Normandie a signé avec l’association Reconnaître la charte de la reconnaissance ouverte. Les partenaires s’engagent à travailler avec les individus, les communautés, les organisations et les institutions pour mettre en place des éco-systèmes de reconnaissance ouverte.

Les principes fondamentaux de la charte sont les suivants : « reconnaître la pleine valeur de l’apprentissage non formel et informel tout au long de la vie, des réalisations, des aspirations, des engagements individuels et communautaires. La charte ouvre la compréhension de la reconnaissance au-delà de la reconnaissance formelle pour souligner la valeur des formes de reconnaissance non formelles et informelles. Elle se concentre sur la reconnaissance des personnes et des communautés dans des contextes humains. Ouvrir la reconnaissance a un but inclusif : offrir à chacun la possibilité de trouver et prendre place dans le monde en se connectant à des écosystèmes de reconnaissance ouverts pour enrichir se vie et faire progresser sa carrière. »