La question de l’estime de soi au travail est ancienne. Dès les années 70, des auteurs suggèrent que l’estime de soi construite sur le lieu de travail exerce une influence significative sur la motivation, les attitudes et comportements au travail (Korman 1970, 1971, 1976). Pierce et Gardner (2004) constatent à travers une analyse de la littérature que la structure de l’organisation, les critères de valorisation et d’évaluation de la contribution de chacun au succès de l’organisation agissent sur l’estime de soi. Ainsi, l’estime de soi et les pratiques managériales développées au sein de l’organisation exercent une influence mutuelle. Un cercle vertueux peut s’auto-alimenter et contribuer à un meilleur fonctionnement de l’organisation et à son succès. L’inverse est aussi possible.
Le concept d’estime de soi de l’individu au collectif
Chacun agit et adopte des attitudes et des comportements de façon à maintenir ou améliorer sa propre estime (Korman 1976). Les individus réagissent différemment aux événements qui surviennent en fonction du niveau l’estime de soi (Pierce et al. 1989) : les individus avec une forte estime de soi développent des attitudes positives au travail, recherchent l’adhésion, et sont tournés vers la performance. Nous pourrions interpréter cela comme une forme d’effet performatif : les individus se ressentent compétents et ainsi cherchent à le démontrer chaque jour. A l’inverse les individus qui s’estiment peu auront tendance à ne pas valoriser leurs compétences et savoirs faires en adoptant une attitude plus passive voire négative. Ainsi, les responsables des ressources humaines, mais aussi contrôleurs de gestion exercent une responsabilité sur l’estime de soi des autres managers et collaborateurs en mettant en place des dispositifs de reconnaissance et de valorisation du travail, des compétences et de l’expérience. Ils ne sont pas les seuls mais ils y contribuent. Le concept « OBSE »[1] introduit par Pierce et al. (1989) analyse l’estime de soi portée par l’organisation dans un cadre professionnel : les personnes caractérisées par une OBSE élevée éprouvent un sentiment d’adéquation personnelle en tant que membres de l’organisation et un sentiment d’avoir satisfait les attentes et besoins au sein de leur organisation. Les outils d’évaluation de l’estime de soi se développe de plus en plus au sein des grands groupes internationaux mais aussi au sein du service public. Le cas de la gendarmerie française peut être envisagée comme précurseur.
Le cas d’un outil mis en œuvre au sein de la gendarmerie française
La « notation » est un acte culturellement fort pour les militaires comme pour les agents publics, même si ces derniers sont passés depuis plusieurs années à un système d’évaluation. Définie comme « l’action de traduire l’appréciation d’un travail par une note en chiffres ou en lettres assortie généralement d’un commentaire », la notation ne dit absolument rien de l’appréciation que porte un individu sur son propre travail, et ne concourt que marginalement, lorsqu’elle est positive, à l’estime de soi. Or, la génération « montante » remet légitimement en cause la vision verticale portée par la notation et il existe désormais une forte attente pour une vision partagée et une reconnaissance de la contribution de chacun à la performance collective. La gendarmerie nationale a donc décidé de repenser la philosophie générale de la notation administrative de son personnel et d’instaurer un système qui intègre l’auto-évaluation de la performance. Cette évolution poursuit plusieurs objectifs, tels qu’une meilleure reconnaissance de l’action des militaires de la gendarmerie et la prise en compte de la performance individuelle et collective dans le cadre d’un dialogue de gestion rénové et de bien-être au travail. L’auto-évaluation permettra notamment au personnel de s’interroger sur sa propre contribution à l’action collective, d’évoquer ses projets et de s’exprimer sur la qualité de son environnement professionnel. Acte préalable à la notation administrative cette auto-évaluation permettra également un regard sur l’état du moral des individus et du groupe. Elle prend totalement place, à ce titre, au sein de la politique de prévention des risques psycho-sociaux. Parce qu’elle structurera le dialogue lors de l’entretien de notation administrative, l’auto-évaluation contribuera également à éclairer le parcours potentiel du militaire de la gendarmerie, sur la base d’un regard partagé entre le personnel et sa hiérarchie, sur les fondamentaux de la gestion des ressources humaines : compétences, appétences, situation au regard de l’avancement, mobilité envisageable, etc. L’une des conditions du succès du processus d’auto-évaluation puis de notation administrative, repose sur la simplicité et l’attractivité de l’outil d’auto-évaluation. En outre, une véritable réflexion socio-psychologique doit être conduite, respectueuse à la fois des « codes » des générations actuelles et de la culture de l’institution. La simplicité se traduit, pour la gendarmerie, par un outil numérique intégré dans le SIRH sous forme de masques à remplir avec menus déroulants, où toutes les informations concernant le personnel sont incrémentées automatiquement – https://www.cio-online.com/actualites/lire-la-gendarmerie-nationale-refond-son-sirh-61.html. Le militaire peut accéder au module « auto- évaluation » à partir de son poste nomade NéoGend – https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/notre-institution/generalites/nos-equipements/neogend. Le temps nécessaire pour le remplir ne dépasse pas 20 minutes. Rapide, intuitif et exhaustif, l’outil d’autoévaluation va constituer un puissant levier d’optimisation RH pour les services gestionnaires. En effet, à partir des données collectées auprès des 130 000 militaires, ils pourront dégager des informations particulièrement utiles en termes de QVT 6 –https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/guide-qvt-2019.pdf, d’évolution sociologique quant à la perception des carrières et des parcours, des tendances en matière de recherche de compétences ou de mobilité. L’auto-évaluation est donc un outil global RH qui s’inscrit dans une vision à la fois individuelle, le géré étant l’acteur de la démarche, mais également holistique car elle prend son sens dans le collectif.
Aude Deville et Armando De Oliveira
Références
- Korman, A. K. (1970). Toward an hypothesis of work behavior. Journal of Applied psychology, 54(1p1), 31.
- Korman, A. K. (1971). Organizational achievement, aggression and creativity: Some suggestions toward an integrated theory. Organizational Behavior and Human Performance, 6(5), 593-613.
- Korman, A. K. (1976). Hypothesis of work behavior revisited and an extension. Academy of Management review, 1(1), 50-63.
- Pierce, J. L., & Gardner, D. G. (2004). Self-esteem within the work and organizational context: A review of the organization-based self-esteem literature. Journal of management, 30(5), 591-622.
- Pierce, J. L., Gardner, D. G., Cummings, L. L., & Dunham, R. B. (1989). Organization-based self-esteem: Construct definition, measurement, and validation. Academy of Management journal, 32(3), 622-648.
- Rosenberg, M. (1965). Society and the adolescent self-image. Princeton, NJ: Univers.
[1] En anglais le terme dédié est « Organization-based self esteem » (OBSE). Dans le texte la traduction adoptée est « Estime de soi portée par l’organisation ».