Damien Delorme est Docteur en Philosophie et Théologie de université de Genève. Entretien mené par Laurent Tarnaud
Les AMAP proposent une alternative au système agroalimentaire, de la production à la distribution, en favorisant le lien producteur-mangeur et un ancrage en patrimonialité. Cela suffit-il pour parler de « révolution ». Par exemple des marques de distributeur comme Reflets de France de E.Leclerc propose une alternative « Terroir » à la « global food » ou la « food from nowhere » ?
Ce sont les acteurs, eux-mêmes, en particulier les paysans, qui parlent de révolution. En philosophe politique, dans l’idée de révolution, il y a la résistance à un système oppressif et la proposition d’une alternative fondée sur un autre modèle, qui réaliserait une forme de progrès politique (par exemple du point de vue de la justice environnementale et sociale). Or les AMAP, en particulier lorsqu’elles sont politisées dans la lignée de la Confédération paysanne, comme c’est le cas au GAEC de la Pensée Sauvage, ont bien une intention révolutionnaire, puisqu’elles proposent un modèle radicalement alternatif au complexe agro-industriel dominant économiquement et politiquement l’alimentation mondiale aujourd’hui. D’un point de vue formel ou légal, une AMAP c’est une structure associative qui gère un engagement contractuel entre des producteurs et des membres. Mais d’un point de vue économique, politique et social, c’est un système de solidarité entre paysans et consommateurs. Les AMAP sont un système de solidarité parce qu’elles permettent aux consommateurs-contractants de jouer à la fois le rôle de la banque (paiement à l’avance permettant de résoudre des problèmes de trésorerie auxquels font face de nombreuses fermes) et d’assurance (il y a un partage à 100% des risques et des bénéfices). A la Pensée Sauvage, le système d’AMAP est associé à toute une réflexion sur la rémunération juste du travail paysan, ce qui est essentiel pour revaloriser le métier et lutter contre l’hémorragie qui fait que 200 fermes disparaissent en France chaque semaine. À travers les AMAP, c’est une transformation culturelle qui est visée, qui passe par une transformation des subjectivités, des pratiques, des imaginaires aussi bien que des modes de production, consommation et distribution. Et cela s’inscrit dans l’ancestrale tradition de l’agroécologie paysanne, qui fédère aujourd’hui des centaines de millions de personnes à travers le monde, et dont les combats sont notamment visibilisés par la Via Campesina, avec des victoires importantes au niveau international comme l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des paysans et paysannes et Autres Personnes Travaillant dans les Zones Rurales, à l’Assemblée Générale de l’ONU, en 2018. C’est ce qui justifie aussi de parler de révolution écotopique.
Mais pour l’heure, la révolution est velléitaire. Ce sont des mouvements naissants, qui ne sont pas sans effets mais qui peinent à transformer les structures, bien verrouillées, du système hégémonique. Les AMAP restent marginales et minoritaires, et c’est une question que se posent aussi les acteurs de savoir comment faire pour que ces alternatives ne soient pas cantonnées à une niche pour une classe privilégiées (sur laquelle voudraient se placer des récupérations par le système hégémonique telle que celle mentionnée dans la question), mais constituent une révolution agro-écologique intégrée. Dans cette perspective, le projet d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA), me semble exemplaire.
La relation de confiance entre le producteur et le mangeur-consommateur ne pourrait-elle pas s’apparenter à une dystopie ? Nos mangeurs-clients d’AMAP sont souvent issus des CSP+ et leurs membres ne partagent pas ou peu avec les agriculteurs de capital social comme l’entend Bourdieu. Dystopie donc, car n’y aurait-il pas, in fine, une nouvelle forme de domination, sinon d’aliénation de ces derniers ?
Je ne pense pas. Une dystopie est ce que l’on pourrait imaginer de pire au plan politique, en l’occurrence entre les agriculteurs et les mangeurs, et cela qualifie assez bien, à mon sens, le système agro-industriel actuel. Or les AMAP sont bien une alternative vertueuse à ce système dominant ravageur (puisqu’il détruit les paysans, les sols et la santé commune).
Le dernier livre de l’Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines (seuil 2021), me semble bien décrire les choses : aujourd’hui l’aliénation réelle des agriculteurs, c’est leur extrême dépendance aux banques, aux subventions, aux quelques acteurs hégémoniques du matériel agricole, des semences, des phytos, à la FNSEA aussi – qui verrouille les représentations et les positions institutionnelles au niveau politique– etc. Ce sont aussi les stratégies collectives de solidarité et de résistance propre aux cultures paysannes qui ont été détruites par le modèle de l’agriculture industriel. Or les AMAP contribuent à redonner de l’autonomie et à recréer des solidarités entre les paysans et les mangeurs, notamment en rendant visible et en politisant les liens d’interdépendances dans lesquels nous sommes tous et toutes pris et prises du fait que nous nous alimentons.
Je parlerai plutôt d’une alliance, certes un peu improbable au plan sociologique mais bien réelle, qui se lie au croisement de préoccupation pour la santé commune (des individus, des territoires, des écosystèmes), dans certaines zones de contact entre une agriculture périurbaine et des consommateurs urbains ou péri-urbains, sous l’impulsion d’une inventivité à la fois du point de vue de l’organisation, de la production et de la commercialisation de la part des paysans et de la société civile. Et dans ces échanges, il y a des « métissages » ou des « créolisations » comme disait Édouard Glissant, c’est-à-dire des échanges culturels imprévisibles, pas forcément à l’initiative des dominants, et qui créent de nouvelles formes culturelles. J’ai l’impression que c’est plutôt cette nouvelle écotopie qui se fait jour, dans de nombreuses AMAP et en tous les cas autour du GAEC de la Pensée Sauvage.
Le Local est souvent présenté comme une solution pour diminuer l’empreinte carbone de l’agriculture et des ménages. L’ADEME a cependant montré que de grands volumes franchissant de grandes distances pouvaient émettre moins de gaz à effet de serre que des petits volumes transportés par un utilitaire repartant à vide et pris en charge par une voiture individuelle. En quoi, le système alternatif des AMAP est alors un atout face aux enjeux du réchauffement climatique ?
Il faut considérer les choses dans leur complexité. C’est déjà très difficile d’évaluer une empreinte carbone d’une production, et l’ADEME donne accès à des moyennes qui rassemblent des pratiques très différentes. Mais dans son avis de 2017, sur « les circuits courts et de proximité », l’ADEME rappelle que « les modes et pratiques de production sont beaucoup plus déterminants en matière de bilan environnemental que le mode de distribution, notamment pour les fruits et légumes (culture de produits de saison) ». (p. 2) Si l’on produit des tomates hors-sol, gavées d’intrants, sous serres chauffées l’hiver même à côté de chez soi, ça n’a pas beaucoup de sens au niveau agroécologique. C’est d’ailleurs une discussion qui a court en ce moment dans le choix des pratiques qui sont représentés dans des magasins de producteurs, auxquelles participent les membres du GAEC de la Pensée Sauvage. Mais dans une brochure de 2019, sur « l’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France », l’ADEME conclut que « chercher à rapprocher les lieux de production des lieux de consommation est donc un enjeu majeur, y compris pour les produits transformés » (p. 22).
La grande force des AMAP comme celle de la Pensée Sauvage, c’est leur approche intégrée et très cohérente du point de vue agro-écologique. À la différence d’autres modèles, les circuits courts à l’initiative de l’agroécologie paysanne ne se réduisent pas à une question de distance entre producteurs et consommateurs. Ce sont aussi des productions sur de petites fermes, 3 ha en maraîchage et plantes aromatiques pour la Pensée Sauvage, saisonnières, avec des techniques comme les planches permanentes, le désherbage mécanique et des rotations avec des engrais verts, qui prennent soin des sols et de la biodiversité. Ça c’est significatif quand on sait que 44 % de l’empreinte carbone agricole en France est liée au méthane et 34 % au protoxyde d’azote lié à l’usage d’engrais azoté, et dans les 22 % liés à la production agricole, la moitié est liée aux carburants utilisés directement (ADEME 2019). Avoir une ferme de 3 ha en maraîchage bio ou de 50 ha en chimie, ça fait une différence, non seulement au plan de l’empreinte carbone, mais au plan écologique considéré de façon de plus large. La qualité des produits, l’alternative économique, les potentialités d’éducation populaire aux enjeux politiques de l’alimentation sont aussi déterminantes pour évaluer la vertu écologique des AMAP.
L’individu, dans l’approche de l’économie néolibérale, est généralement présenté comme une solution à de nombreux enjeux de par sa liberté individuelle de décision et d’action face à des institutions décidant de ce qui est bon pour la société. Partagez-vous ce point de vue ? Ou pour le dire autrement, comment passer de l’expérimentation de la minorité active AMAP au changement systémique ?
L’individu de l’économie néolibérale est une abstraction dangereuse. Elle invisibilise, et contribue à détruire, tous les liens (écologiques, sociaux, politiques, spirituels) qui nous constituent réellement comme des êtres relationnels. C’est d’autant plus hypocrite que ce modèle économique fonctionne, de fait, grâce à des structures et des institutions politiques complexes, et que sous couvert de désirs et de choix individuels, ce sont souvent des dynamiques collectives qui sont activées (par exemple le « désir mimétique » et les enjeux de « distinction » qui jouent un rôle déterminant dans les comportements consuméristes). Contester cette anthropologie des « idiots rationnels » comme la qualifiait Amartya Sen, réductrice et mortifère, au profit d’une anthropologie qui reconnaît d’emblée la dimension collective et sociale des individus, est d’ailleurs l’un des principes des alternatives au sein des économies écologiques, notamment la Doughnut Economy promue par Kate Raworth et son équipe.
Face aux mille noms de l’Anthropocène, savoir comment on passe de l’expérimentation de la minorité active (par exemple des AMAP) au changement systémique, est la grande question non résolue de l’écologie politique. Il n’y a pas de réponse simple.
Mais ce qui est sûr, c’est qu’une quantité énorme d’énergie, d’argent et d’intelligence est mobilisée pour maintenir et « verrouiller » le système hégémonique et les intérêts de la minorité qui est à sa tête, y compris au prix de ravages écologiques et sociaux, qui touchent cette fois, le plus durement, les plus vulnérables. En revanche, les sciences des systèmes complexes et les enseignements de l’histoire, semblent montrer qu’une révolution sociale suppose à chaque fois de faire trois choses : lutter contre le système destructeur, promouvoir des alternatives vertueuses et accompagner le changement subjectif (notamment par l’éducation populaire). Face à l’Anthropocène, l’enjeu est celui d’une transformation culturelle intégrale, et cela ouvre finalement à chacun la possibilité d’agir à son niveau pour contribuer à ce changement collectif de cap.