Comment les établissements d’enseignement supérieur doivent répondre aujourd’hui à ces évolutions économiques, sociales, sociétales, technologiques ?
Je n’ai évidemment pas de réponses définitives à la question que vous posez. Mais je souhaite verser quelques éléments au débat que je vois trop rarement avancés et discutés.
D’abord, nous avons atteint un sommet d’incompréhension et d’inconséquence politique avec la question du numérique. Retournons un instant en arrière avec cette grande idée portée par Jean-Pierre Chevènement dans les années 1980 : 80 % d’une classe d’âge au niveau bac. Je trouve particulièrement symptomatique d’évoquer ceci précisément au moment où le bac, ce symbole républicain par excellence, de fait disparaît. Ainsi, alors que nous aurions pu faire du numérique une grande cause nationale pour repenser les politiques d’éducation, nous n’avons su finalement prendre aucun des virages. Pire, nous ne les avons pas même aperçus.
Prenons ici à nouveau l’exemple de l’année 2007. 2007, ce n’est pas seulement l’année de la campagne présidentielle et des débats Royal – Sarkozy. C’est aussi l’année du lancement du premier iPhone, donc du premier véritable smartphone. Annonçant le tsunami stratégique de l’internet mobile que l’on connaît. Nous venions d’un monde où l’ordinateur individuel puis l’internet avaient déjà transformé la vie de milliards d’êtres humains. Avec le smartphone, nous entrions dans une ère où la dissémination des puissances de calcul et de communication nous faisait entrer dans une période inconnue dans l’Histoire. Nous aurions pu et dû nous saisir, de manière très forte, de cette question de la transformation technologique dans ce monde en sablier. Force est de reconnaître qu’en dépit à nouveau de tous les discours martiaux, nous n’avons rien fait, en tout cas rien réussi.
La révolution du numérique
En ce domaine comme en d’autres, la France comme l’Europe ont été dans une logique de « suiveurs » : les institutions ont investi de manière strictement mimétique, par exemple en se lançant tête baissée dans les MOOC… avant de faire le constat que ceux-ci finalement ne tenaient aucune de leurs promesses, ni de formation massive (il n’est à en juger que par les taux d’abandon), ni de nouveau modèle économique potentiel fondé sur une massification des enseignements : de fait, les MOOCs auront partout coûté très cher en termes investissement et ils n’auront pour ainsi dire jamais rapporté un cent puisque aucun modèle freemium n’aura réussi à faire ses preuves. On notera que nous ne sommes pas ici dans un cas isolé : loin des mirages survendus à longueur de colonnes, le numérique, c’est bien connu, dévaste d’abord des industries et détruit des emplois. Que l’on pense à la presse, que l’on pense à l’industrie musicale, etc. Dans le même temps, on ne peut qu’être sidéré de la façon dont nous serons restés totalement prisonniers de la logique de la classe physique, sans autres formes de renouvellement que des transparents devenus des Powerpoints parfois animés dans le supérieur ou des tableaux numériques interactifs dans le primaire ou le secondaire.
15 ans plus tard, nous sommes donc rendus au point de départ… en pire. Nous avons subi toutes les crises – financière, économique, sociale, politique, écologique… — et nous n’avons su tirer profit pour d’aucune des potentialités de transformations associées à la technologie. Pire, en France, nous avons détruit et nous continuons de détruire consciencieusement tout ce qui fonctionnait à peu près et qui constituait souvent des symboles forts qu’une méritocratie républicaine restait chose possible au XXIème siècle (le bac, l’exigence des classes préparatoires, la sélectivité des concours d’entrée dans des grandes écoles…). Si je reprends l’image du sablier, je serais donc tenté de dire que nous avons désormais 80% d’une classe d’âge menacée d’abord… de déclassement. Et encore devrions-nous peut-être mettre à jour notre logiciel au regard des années 1980 : le numérique avec ses effets de « winner takes all » détruit le concept même de moyenne comme le propose le fondateur de Cyberlibris, Eric Bryis.
C’est aussi un enseignement de la crise sanitaire : celle-ci nous a précipité littéralement du jour au lendemain dans un monde nouveau mais qui était là de fait depuis 2007 au moins. Ainsi, quel professeur de primaire, de collège, de lycée, de l’enseignement supérieur aurait imaginé il y a deux ans passer l’essentiel de sa journée sur Zoom, Teams ou Collaborate ? Pourtant, collectivement nous n’avions de cesse de nous plaindre de la difficulté à retenir l’attention d’étudiants toujours davantage plongés dans leurs smartphones pendant les cours ou les yeux rivés sur les écrans de leurs ordinateurs… faisant évidemment bien autre chose que de prendre en note le cours. Pourtant, nous savons tous que nous sommes entrés dans la civilisation du poisson rouge pour reprendre le concept forgé par Bruno Patino : nous sommes devenus individuellement incapables de tenir notre attention plus de 9 secondes… puisque tout est fait pour.
Tout ceci, nous aurions pu et dû l’anticiper de manière plus proactive. Cela n’a pas été le cas et ça ne l’est toujours pas. Ainsi, partout est attendu le retour à la « normale », à la vie « comme avant » après de longs mois de confinement. Un point d’autant plus étonnant alors que dans le même temps nous n’avons de cesse de nous inquiéter de l’urgence écologique, d’afficher haut et fort la nécessité d’une société plus inclusive, de militer pour des transformations radicales. Et il y a là un véritable paradoxe pour les institutions d’enseignement supérieur et de recherche, toutes catégories confondues (établissements, écoles, universités…) : alors qu’elles devraient toujours être à la pointe de l’innovation, elles se sont révélées finalement parfaitement incapables d’innover de manière radicale depuis 15 ans et continuent largement de faire montre d’un conservatisme assez sidérant dans la façon dont elles abordent les sujets stratégiques. Alors même que depuis 15 ans, tout autour d’elles craque, partout. Aujourd’hui comme hier et bien moins que demain.
Dans le cas français, je vois deux origines majeures dans cette inertie générale. La première, c’est que les institutions sont totalement paralysées par la peur — de ne pas figurer dans un classement, de perdre quelques places, de manquer une accréditation… Bien évidemment ceci a des conséquences au niveau du corps social des institutions : la pression va sans cesse croissante sur les professeurs (terme que je préfère définitivement à celui d’enseignant-chercheur que je propose de bannir de notre vocabulaire collectif), lesquels sont sans cesse sommés tout à la fois de publier toujours plus, mais aussi d’enseigner mieux et surtout en anglais ou encore d’accueillir et de faire réussir un nombre toujours plus élevé d’étudiants puisque ce sont eux qui, de fait, financent les institutions dans le secteur privé à hauteur de 80 à 90%. Mais ce qui vient d’être dit pour le privé vaut pour l’enseignement supérieur public puisque le mimétisme avec les « best practices » est la règle et ne connaît pas la frontière public / privé, ni à l’université, ni à l’hôpital, ni dans la justice, ni ailleurs…
Et c’est là que je vois la seconde origine à nos maux : elle réside dans l’inconséquence et l’incompétence politique. Car cette tendance propension au mimétisme reste quand même un mal typiquement français. Il se traduit par une agitation managériale, un zapping, sans vision ni colonne vertébrale, sinon, bien sûr, l’obsession de remettre en cause l’existant, d’accoler son nom à des réformes et de devenir Ministre quand on ne l’est pas encore ! Ceci, on l’a vu de manière particulièrement criante à l’occasion de la loi de programmation de la recherche (LPR) : en dépit d’innombrables protestations, y compris très médiatiques, rien n’y a fait, le rouleau compresseur passe et les résistances sont ravalées au rang de combats d’arrière-garde au service de la défense d’intérêts corporatistes. Voilà qui est bien d’une immaturité stratégique et managériale assez sidérante dont on ne mesurera fort heureusement pour les concepteurs les conséquences que bien plus tard, quand il sera donc bien trop tard et que les Ministres auront depuis longtemps cédé la place à d’autres !
« L’avenir, juge éclairé et intègre mais qui arrive, hélas, toujours trop tard ! »
Nous ferions bien de méditer Tocqueville plutôt que de nous contenter de le citer un peu nonchalamment ici ou là : « L’avenir, juge éclairé et intègre mais qui arrive, hélas, toujours trop tard ! ». Ceci, nous en avons fait l’expérience à l’occasion de la crise sanitaire face aux difficultés des gouvernements successifs. Ceci, le président Macron vient une fois encore d’en faire l’amère expérience en constatant une fois encore que le déclassement nous menace après l’affaire des vaccins… Et pourtant, contre toute évidence, on nous promet de faire « toujours plus de la même chose » (pour reprendre une formule chère à l’école de Palo Alto et aux chercheurs en management) sans pour autant le moins du monde s’interroger plus avant : et si, tout simplement, depuis 15 ans, nous n’avions pas fait les choses qu’il faut ? Quand on est professeur de management et de stratégie d’entreprise, ce qui est mon cas, il y a quelque chose d’extraordinaire à constater en direct combien l’aveuglement décrit dans de nombreux articles de sciences de gestion consacrés au changement organisationnel reste la chose la mieux partagée au plus haut niveau de nos institutions comme de l’État.
Enfin, j’aimerais faire un focus si vous me le permettez sur une question qui me tient à cœur : à nouveau, en dépit de tous les discours martiaux, l’incapacité à renouveler la formation même de nos élites. Il faut bien comprendre ici ce que change le digital et qui est très souvent mal compris. Michel Serres évoquait, lui, dès 2007, la révolution culturelle et cognitive que nous étions en train de vivre : notre rapport à l’espace, au temps, à la mémoire est transformé par la technologie. Surtout il en tirait ces conséquences qu’il a développées dans son ouvrage « Petite poucette » : du point de vue de l’espace, il notait que les nouvelles technologies précipitent une crise majeure du droit, la sédentarité associée à l’adresse postale étant remplacée par le nomadisme de l’adresse IP ; du point de vue du temps, il notait que l’instantanéité et l’ubiquité rendues possibles par la technologie modifiaient les rapports sociaux. Outre qu’il concluait que cette remise en cause de l’espace et du temps annonçait un effondrement institutionnel, il nous invitait à penser un monde où notre mémoire ne nous est plus nécessaire. Puisque toute notre mémoire est là, disponible partout, à n’importe quel moment par de simples clics. Alors que le diagnostic était magistralement posé, nous n’avons en rien réfléchi sérieusement à la question du devenir de nos humanités désormais numériques ? Que signifie réellement éduquer dans un tel contexte ? Que devient le concept même d’élites ? Voilà bien des questions que peu d’institutions osent réellement se poser tant elles sont porteuses aussi de remises en cause et des identités. Au mieux, au niveau micro des établissements de formation tous niveaux confondus, on reconnaît qu’on ne sait pas ce que seront les emplois de demain et on se rassure donc en espérant apporter aux étudiants des « soft skills » — concept d’autant plus commode qu’il est parfaitement valise et creux. Au pire, on niveau macro-politique, on regrette qu’il ne soit pas davantage possible de réguler l’internet, l’anonymat sur les les réseaux sociaux, avec les dérives autoritaires que l’on imagine sans peine… sans même parler de l’impossibilité pratique de telles propositions.
Je note donc que le seul véritable exemple à méditer, personne n’en parle jamais. Cet exemple, c’est pourtant évident dès que l’on prend un peu de recul : c’est Wikipédia, comme le propose Yochaï Benkler. Combien de professeurs, combien de politiques, combien parmi nos « élites » ont ainsi moqué les collégiens, lycéens, étudiants qui recourent spontanément à Wikipédia ? Ce faisant, on n’a pas vu et surtout pas pris la mesure du fait que sous nos yeux s’est créée une encyclopédie en ligne, librement accessible et totalement gratuite, alimentée par des contributeurs bénévoles partout dans le monde. Vous le voyez, nul besoin ici de recourir à la loi pour une République numérique, nul besoin non plus d’un grand plan national pour la science ouverte, nulle nécessité de coercition : c’est spontanément qu’a été créée la plus grande source de connaissances de l’Histoire. Et ceci, sans qu’il soit besoin de demander à personne ni avis, ni autorisation administrative.
Loin de moi ici l’idée de dire que Wikipédia pourrait remplacer les établissements, les professeurs, les enseignements, bien au contraire. Ce que je souhaite souligner c’est que les institutions d’enseignement, leurs professeurs, depuis le primaire jusqu’au supérieur, me paraissent désormais avoir une responsabilité sociétale bien plus considérable que ce que le politique et l’opinion publique leur concèdent généralement : il leur faut s’affirmer désormais comme des balises, des repères, des références dans un monde qui se transforme à une vitesse inouïe. Où tout est disponible, partout, instantanément, en un clic. L’enjeu est dès lors de sans cesse se réinterroger quant à la façon d’être utile, de contribuer à renouveler les modes de pensée, d’accompagner des dynamiques d’innovation, d’être les garants d’une éthique, des gardiens de traditions intellectuelles, des tremplins permettant d’accomplir des ambitions et de développer des potentiels. Et cela est plus que jamais crucial alors que les révolutions qui nous attendent sont celles de la 5G, de l’IA, du quantique… à l’heure des fake news, de la fake science et donc du fake déjà généralisé.
En d’autres termes la société a besoin de points de repères. Les institutions et les professeurs, au sens le plus large du terme, doivent se saisir avec force de cette mission. Il faut donc définitivement quitter l’idée que nous pourrions vivre dans une tour d’ivoire et assumer de plonger dans l’arène, pas seulement scientifique mais aussi médiatique et politique. Vous comprendrez dès lors que, pour moi, poser la question de la démocratisation de l’accès la connaissance passe par bien autre chose que la possibilité d’ouvrir (marginalement) l’accès à des institutions dites d’élite, de fait pour permettre aux mêmes élites de se reproduire finalement toujours à l’identique, en se présentant simplement comme un peu plus inclusives…
Références
Trappes est une ville « romanesque » [Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin] https://youtu.be/62q60hKNT1k
EG8 FORUM : 3 questions à Yochai Benkler https://youtu.be/ykJcnweXmBI
D’Or et d’Airain : Il n’y a plus moyen de moyenner ? [Eric Briys] https://youtu.be/TEP3-fFxcz4
« Les poissons rouges c’est nous et le bocal c’est nos écrans » [Bruno Patino] https://youtu.be/2KgRtb88KJg
Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive [Michel Serres] https://youtu.be/4-am8OQjpaU