Quelles sont pour vous les évolutions marquantes sur le plan politique, économique, technologique à prendre en compte pour les établissements d’enseignement supérieur ?
C’est un truisme désormais de rappeler que nous sommes au plan politique dans une situation très compliquée aujourd’hui. Mais j’aimerais aller un peu plus loin que ce qu’on peut lire ici ou là. Car ce contexte général a des implications pour les grands établissements d’enseignement supérieur.
Tensions de fond et situations de crise
Au fond, nous n’avons tiré aucune leçon de la séquence qui a vu s’enchaîner la crise financière de 2007 (je dis bien : aucune !), la crise des dettes souveraines et de l’Euro qui a suivi, la crise des gilets jaunes. La crise sanitaire a ouvert une parenthèse inédite avec les confinements successifs des populations et les plans de soutien massifs qui de fait se sont traduits par une prise en charge par l’État – il serait plus juste de dire les Etats… — de l’ensemble de l’activité économique. Cependant, les récents chiffres d’abstention aux élections en France sont les témoins de la très grave crise de défiance qui existe aujourd’hui dans un pays comme la France entre les citoyens et leurs représentants. Et il me semble que nous ne prenons pas suffisamment en considération la situation de tensions extrêmes dans laquelle nous sommes collectivement plongés et qui de fait marque aussi le contexte général dans lequel évoluent tous les établissements, depuis les classes primaires jusqu’à l’enseignement supérieur d’ailleurs. C’est pourquoi il faut s’efforcer de comprendre l’ampleur du sujet sociétal et ses conséquences, si l’on souhaite envisager des possibilités nouvelles d’action.
Rappelons-le, depuis la fin des années 1990, la dynamique de globalisation s’est nourrie d’un alignement des planètes politique, économique et technologique. Et cela a largement contribué à déstabiliser les classes moyennes occidentales. Les évolutions se sont en effet conjuguées pour créer une sorte d’effet « sablier » comme le proposait Eric Le Boucher dès 2007 dans un article remarquable publié dans le Monde : « Le losange ou le Sablier ». Il y proposait de raisonner sur trois formes géométriques : le triangle, le losange et le sablier. Le triangle représentait l’ancienne Société industrielle, le losange ou le sablier correspondaient pour lui aux programmes politiques proposés respectivement par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy pour affronter les défis de la globalisation et d’un monde toujours plus immatériel. On sait qui l’a emporté. Et c’est de ce diagnostic qu’il nous faut, je crois repartir car il constitue une très puissante heuristique de raisonnement.
Avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, le pays a donc pris conscience à la fois des opportunités offertes par la globalisation et à saisir pour continuer à faire partie de l’élite mondiale, située en haut du sablier. Mais on savait déjà aussi que cette même globalisation ne pouvait être que profondément inégalitaire, et que beaucoup seraient aspirés vers le bas du sablier, avec les risques de déclassement en conséquence. C’était d’ailleurs ce qui justifiait un programme politique qui faisait la part belle à « la France de propriétaires », à la croissance à aller chercher « avec les dents ». Dans le cas de l’enseignement supérieur, on ne comprend rien si on ne conserve pas en tête ce diagnostic et cette « longue vue » : la loi sur l’autonomie des université (la LRU), les plans campus, les laboratoires d’excellence et autres plans d’Investissement d’avenir procédaient tous de cette logique : transformer radicalement le paysage ancien de l’enseignement supérieur pour le faire entrer de plein pied dans la course à l’innovation et dans le XXIème siècle. Il faut bien comprendre comment ceci faisait « système ». Autrement dit, la façon dont les dimensions politique, économique, sociale, politique étaient mises en mouvement par la globalisation marchande, par l’immatériel et que s’ouvrait une ère de compétition mondiale appelée aussi à être cruelle, comme toute compétition. Pour moi, aujourd’hui, l’avenir de l’enseignement supérieur ne saurait être pensé sans toujours conserver en toile de fond cette dynamique de transformation radicale d’une brutalité inconnue et très profonde.
Quinze ans après, quel bilan ?
D’abord, force est de constater que ce qui était craint s’est produit. Ainsi, avec la globalisation nous sommes entrés dans un monde où la délocalisation des productions ne pouvait que conduire à des déserts territoriaux, dès lors que les salariés français se retrouvaient en compétition avec les travailleurs chinois. Dès lors, d’un côté, ceux qui étaient déjà en haut du sablier et détenteurs de patrimoines matiériels (biens immobiliers notamment) mais aussi plus immatériel (capital cuturel, réseaux, etc.) ont bénéficié d’effets d’aubaine considérables : n’oublions jamais que les valeurs des patrimoines immobiliers pour les heureux propriétaires depuis les années 1990 ont été à la louche multipliés par 7, que les intérêts d’emprunt pour les acquisitions de résidences principales ont été défiscalisés, que jusqu’à l’accession au pouvoir de François Hollande en 2012 et au choc fiscal qui s’en est suivi, les impôts et taxes sur les revenus et les patrimoines avaient été considérablement réduits sous la présidence Sarkozy !
D’un autre côté, logiquement, non seulement la probabilité quand on était en bas est devenue de plus en plus faible d’espérer accéder au haut du sablier, mais surtout l’effet d’aspiration vers le bas du sablier pour les classes moyennes s’est considérablement renforcé. Aujourd’hui, quand on parle des inégalités, c’est toujours ceci qu’il faut avoir en tête comme les travaux de Thomas Piketty l’ont très bien documenté. Et c’est, je crois, ce contexte qu’il faut garder en mémoire. Toutes les classes politiques, en Europe comme aux Etats-Unis, sont contraintes de composer avec ces tensions dont l’élection en 2016 puis le mandat de Donald Trump ont été les meilleurs témoins.
Revenons maintenant à l’enseignement supérieur. Non seulement celui-ci n’a pas échappé à cette dynamique mais il en a été au contraire pensé comme un instrument et un levier. Un instrument car l’enseignement supérieur devait participer à cette aspiration vers le « haut de sablier » dans la société dite de la « connaissance » et de « l’innovation ». Un levier car l’enseignement supérieur était en première ligne dans la course pour attirer les meilleurs talents, étudiants comme professeurs, mais aussi parce que partout dans le monde, en Chine, en Inde, en Afrique se profilaient de nouveaux débouchés pour les institutions. C’est pourquoi pour l’enseignement supérieur, les appels à des investissements massifs se sont multipliés pour s’aligner sur les standards des « meilleures » institutions au niveau mondial, Harvard trônant en haut des classements et fixant la norme.
Le hic : une telle course coûte cher et c’est ce qui explique aussi la hausse si décriée des frais de scolarité par exemple dans les écoles de management. Cet investissement étant devenu insoutenable pour ceux qui n’étaient pas déjà en haut du sablier. C’est ce dont est le symptôme la politique de bourses qui occupe aujourd’hui tous les débats et les esprits dans le monde de l’enseignement supérieur, avec le fameux objectif de 30% d’étudiants boursiers affiché par toutes les institutions. Ce faisant, on oublie toutefois trop souvent de dire que cet objectif de 30% d’étudiants boursiers procède également d’une logique de redistribution alimentant aussi… le cercle vicieux de la hausse permanente des frais de scolarité… pour financer les bourses. Un point que Michel Gentot, alors Directeur de Sciences Po avait théorisé et mis en œuvre dès 1984… avant que son successeur Alain Lancelot (prédécesseur de Richard Descoings) ne juge au mitan des années 1990 que le « point culminant » de cette politique de redistribution via des bourses financées par des frais de scolarité toujours plus élevés avait été atteint. Mais c’était sans compter sur la globalisation qui ne faisait alors que s’annoncer puisque le moins que l’on puisse dire c’est qu’en 2021, preuve a été faite – jusqu’à l’absurde ! – qu’on pouvait aller beaucoup plus loin, beaucoup plus haut et beaucoup plus fort (ce qui sera fait sous le directorat de Richard Descoings) que ce qu’imaginait Alain Lancelot quand il jugeait la situation déjà insoutenable en 1995 !
Mais la véritable nouveauté et la plus inquiétante, c’est qu’en dépit de tous les efforts effectués depuis 15 ans, la situation ne s’est pas améliorée mais qu’elle s’est au contraire considérablement aggravée. Espérer rester ou entrer dans le haut du sablier en France coûte toujours plus cher et devient toujours plus difficile pour de plus en plus de monde. Parce qu’il ne faut jamais oublier que les frais de scolarité ne sont qu’une partie de l’investissement que doivent consentir les étudiants et leurs familles puisque ceux-ci doivent se vêtir, se nourrir, se loger… et accessoirement avoir de temps en temps le droit de se divertir.
Finalement, aujourd’hui, on se trouve dans le monde de l’enseignement supérieur face à une logique très proche de celle qui gouverne la dynamique même du marché de l’immobilier : de la même façon que pour les primo-accédants, jeunes et de plus en plus moins jeunes, il est devenu presque impossible d’accéder à la propriété dans des centres ville de métropole (je ne parle même pas du cas exceptionnel de Paris…), les familles mesurent combien les frais de scolarité ont évolué à angle droit dans nombre d’institutions dites « d’élite » et sont devenues un luxe presque aussi inaccessible que de devenir propriétaire quand on ne dispose pour capital que de ses seuls revenus du travail. C’est ce dont la crise dite des gilets jaunes a été la démonstration : l’exaspération est désormais à son comble pour une très grande part de la population active qui constituait les classes moyennes, de plus en plus ulcérée par ailleurs par des réformes à n’en plus finir (réformes des lycées, du bac, mise en place de parcoursup’ avec son algorithme obscur…) et qui se rend bien compte que les fins de mois sont toujours plus compliquées une fois acquittées les dépenses contraintes de logement, d’automobile, de forfaits de box et de smartphones, etc., quoi qu’on en dise. Tandis que dans le même temps fleurissent dans certaines rues de Paris ou d’ailleurs des Porsche, des Ferrari, des Lamborghini et autres Maserati… Le cas des quartiers dits sensibles représentant par ailleurs un extrême : l’abandon du plan dit Borloo a démontré qu’en dépit de tous les effets d’annonce, on ne sait plus que faire de ces territoires oubliés de la République bien décrits dans le remarquable ouvrage de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « La communauté », d’où l’État a de fait pour l’essentiel disparu.
Il me semble qu’il faut conserver cette toile de fond de la globalisation et de la financiarisation en mémoire quand on veut sérieusement parler de l’enseignement supérieur, de ses évolutions, des choix possibles. Car pour avoir vécu ces transformations de près depuis 20 ans que j’exerce dans l’enseignement supérieur, je suis convaincu que nous avons une responsabilité considérable sur ces questions, pour formuler et partager des diagnostics, ceci dans un contexte totalement inédit pour ne pas dire extraordinaire. Or, à l’évidence, faute d’une compréhension profonde et intime de ces dynamiques, les politiques agissent au coup par coup sans suffisamment prendre la mesure de l’ampleur des transformations passées, en-cours et à venir dont le monde de l’éducation (primaire, secondaire, supérieur) est le premier des réceptacles. Et ceci dans un moment où les chaines d’information continue avides de clash et de caricature – puisque retient l’attention et fait vendre des annonces publicitaires – contribuent grandement à hystériser les débats plutôt qu’à favoriser l’indispensable prise de recul.
Références
Les classes moyennes victimes des dépenses pré-engagées [Alexandre Mirlicourtois] https://youtu.be/4IsdeT4T-xg
20 ans d’évolution du pouvoir d’achat des Français [Graphique] https://youtu.be/wrkNTqytqn8
Les milliardaires s’enrichissent crise après crise : conséquences https://youtu.be/zYhJd3Cvzic
Comprendre les mécanismes de l’hypermondialisation [Olivier Passet] https://youtu.be/lLo5VnmqMBE
Le triomphe de l’hyper-capitalisme financier [Olivier Passet] https://youtu.be/mVJMH8EBz-s